Comment la justice arbitrale mondiale s’est imposée

Alternatives Economiques | 9 mars 2016

Comment la justice arbitrale mondiale s’est imposée

par Christian Chavagneux

Dans les discussions en cours visant à signer un traité de commerce bilatéral entre l’Europe et les Etats-Unis – le fameux accord TAFTA – c’est peu dire que l’instauration d’un éventuel tribunal arbitral censé pouvoir recueillir les plaintes des multinationales contre les Etats fait débat. Les Organisations non gouvernementales (ONG), notamment, y voient un outil offert aux entreprises pour contester les politiques publiques en termes de santé, d’environnement, de droits sociaux… qui ne leur plairaient pas.

Peu connus jusque ces dernières années, les tribunaux d’arbitrage internationaux ont pourtant quasiment un siècle d’existence, à l’image de celui de la Chambre de commerce internationale (CCI) créée dès 1923. Les deux chercheurs Claire Lermercier et Jérôme Sgard en ont retracé l’histoire. Petit résumé d’une passionnante étude.

Une nouvelle gouvernance privée

La période qui va de la fin du XIXe siècle jusqu’à la guerre de 1914 est souvent baptisée de première mondialisation. La circulation internationale des capitaux s’intensifie et les multinationales commencent à se développer. Si le premier conflit mondial affaiblit cette dynamique, les milieux d’affaires américains n’en profitent pas moins pour continuer leur montée en puissance internationale. Il n’est donc pas surprenant qu’ils soient à l’origine d’un projet de Chambre de commerce internationale, c’est-à-dire d’un lieu capable en particulier de traiter les litiges liés à l’internationalisation des échanges. La pratique est déjà bien développée aux Etats-Unis depuis les années 1870, de même qu’à Londres.

En 1919, plusieurs chambres de commerce des pays alliés se réunissent à Atlantic City et décident de créer la CCI. Située à Paris, elle démarre ses activités en 1920 sous la direction de l’ancien ministre français du commerce Etienne Clémentel (1864-1936) et inaugure dès 1923 un tribunal arbitral destiné à traiter les affaires internationales. Il lui faudra paradoxalement attendre 1939 pour que son pouvoir soit reconnu par les Américains, jaloux de ce nouveau lieu de gouvernance privée internationale établi en Europe.

Le rôle des Etats

Cette gouvernance privée n’a pu pourtant prendre son essor que grâce aux Etats. Car pour qu’il y ait la possibilité d’un arbitrage, il fallait d’abord que les contrats d’affaires internationaux intègrent ce que les juristes appellent une « clause compromissoire », c’est-à-dire l’engagement inconditionnel des chefs d’entreprise d’accepter de soumettre à un arbitre leurs éventuels différends. C’est fait en septembre 1923 dans le cadre d’un protocole signé à la Société des Nations (SdN), l’ancêtre des Nations Unies.

Il fallait ensuite garantir l’exécution des décisions d’arbitrage une fois celles-ci rendues. La CCI va exercer toute son influence politique et sa force de lobbying pour obtenir ce résultat dès 1927 dans le cadre d’une nouvelle convention signée à la SdN. Mais l’accord comprend encore beaucoup d’échappatoires et une large marge discrétionnaire est laissée aux Etats pour accepter ou non les sentences provenant de pays étrangers. Les multinationales vont donc se battre en faveur d’un régime international de l’arbitrage : elles l’obtiendront en 1958, dans le cadre d’un accord signé aux Nations Unies. Certains experts y voient les origines du développement d’une justice privée opaque quant aux choix des juges, des décisions et des peines, au-dessus des lois nationales. D’autres une reconnaissance réciproque des droits nationaux, nécessaire à l’insertion des entreprises dans la mondialisation.

Le rôle clé des magistrats français

Les premiers développements de l’activité d’arbitrage de la CCI tiendront en partie au travail du secrétaire général de la Cour, le Français René Arnaud, un major de l’Ecole normale supérieure. C’est lui qui suit les affaires au quotidien, suggère la nationalité des arbitres à mobiliser et fait connaître aux milieux d’affaires les procédures de la CCI.

Mais le tribunal de la Chambre de commerce internationale n’aurait pas pu développer ses activités si la Cour d’appel de Paris et la Cour de cassation n’avait pas rendu des avis très favorables confirmant ses décisions. Les juristes de plus en plus pointus mobilisés par la CCI ont joué de leurs relations personnelles avec les hauts magistrats parisiens pour faire de la capitale un lieu important du business de l’arbitrage international. Les grands cabinets d’avocats américains viennent ainsi s’installer à Paris pour défendre leurs multinationales. C’est l’alliance entre les avocats, les juristes de la CCI et la haute magistrature française qui, dès les années 1930 et surtout à partir des années 1950, soutiendra le développement de Paris comme lieu de règlement des différends du big business et des grandes entreprises avec les Etats.

Une importance grandissante

Le tribunal arbitral de la CCI prend de l’importance. Au début des années 1920, il traite de petits montants et l’essentiel des cas concerne des impayés et des différends liés à la qualité des produits. Au milieu des années 1930, les petits litiges sont devenus minoritaires et les sujets traités plus pointus, portant d’abord sur les questions de brevets et d’impact des variations des taux change sur les prix des contrats.

Après la Seconde Guerre mondiale, les arbitrages d’investissement réclamés par les multinationales et mettant en cause les décisions des Etats pouvant gêner la poursuite de leurs intérêts commencent à se développer. On repère en 1962 une douzaine de cas de ce genre, soit 4 % des affaires traitées. En 1969, la proportion est déjà passée à 31 %.

Depuis, d’autres lieux de règlements de ces litiges entre investisseurs et Etats se sont développés. La Banque mondiale et les Nations-Unies, qui ont créé leurs propres tribunaux, vont peu à peu marginaliser le tribunal de la CCI : selon les données de la Cnuced, sur les 42 affaires de ce type traitées en 2014, une seule lui est passée entre les mains. Mais la tendance historique initiée dans les années 1960 est toujours bien présente : sur les un peu plus de 400 cas connus des dernières décennies, seuls un peu plus d’un tiers a été tranché en faveur des Etats. Le travail des lobbyistes des années 1920 n’a pas été perdu…