L’accord commercial UE-Canada ouvre la porte à des poursuites judiciaires

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Euractiv | 12 février 2014

L’accord commercial UE-Canada ouvre la porte à des poursuites judiciaires

Les multinationales pourront intenter des procès à un État membre si ce dernier promulguait de nouvelles lois sur l’environnement allant à l’encontre des « attentes légitimes » des entreprises, selon un chapitre de l’accord commercial entre l’UE et le Canada signé en novembre dernier.

EurActiv a consulté un document issu des négociations de libre-échange entre l’UE et les États-Unis. Il en ressort que certains passages du partenariat transatlantique entre Washington et Bruxelles sont similaires à ceux entre le Canada et l’UE.

Le chapitre consacré à l’investissement de l’accord économique et commercial global entre l’UE et le Canada (AECG) propose une définition de « traitement juste et équitable » pour les investisseurs. Cette définition a déjà donné lieu à des procès dont les enjeux représentaient plusieurs millions de dollars. La société Lone Pine a, par exemple, intenté un procès contre l’État du Québec, car les autorités de la province canadienne avaient refusé d’octroyer un permis de forage pour exploiter du gaz de schiste.

Les représentants de l’UE n’auraient pas contesté l’authenticité du document divulgué, publié en ligne par Trade Justice Network, même si aucun d’entre eux n’était disponible pour commenter l’affaire.

Pia Eberhardt, porte-parole du groupe d’action Observatoire de l’Europe industrielle a expliqué à EurActiv que si le texte reste inchangé, il provoquerait un raz-de-marée de poursuites judiciaires portant sur l’environnement et la santé.

« Les investisseurs canadiens pourront profiter des droits démesurés qui leur sont accordés dans l’AECG pour intenter un procès aux gouvernements européens », selon la porte-parole. Ils exigeront des « compensations représentant des millions d’euros » en vue de protéger l’intérêt public, a-t-elle ajouté. « Les entreprises américaines qui ont une filiale au Canada pourront faire de même », a-t-elle précisé.

Des dispositions similaires sont également présentes dans le texte relatif au PTCI, sur lequel il est inscrit « restreint UE » et « sensibles sur le plan commercial ». Selon ce document, l’accord commercial « visera à supprimer les obstacles inutiles au commerce et à l’investissement, dont les ONT », à savoir les obstacles non tarifaires. Selon certaines organisations, il s’agira d’un canevas juridique pour les règles relatives à l’environnement et la sécurité.

Le texte mentionne également « le droit des investisseurs à avoir recours aux mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et État ». Dans la sous-rubrique « champ d’application », les auteurs appellent à l’ajout dans tout accord de la « clause de la nation la plus favorisée » et de la clause relative à un traitement juste et équitable.

La sonnette d’alarme est tirée

En vertu du texte signé par le premier ministre canadien, Stephen Harper, et le président de la Commission, José Manuel Barroso, toute modification de politiques gouvernementales pourrait enfreindre le principe de traitement juste et équitable, une fois le traité signé. Ces changements pourraient concerner les puits de forage de pétrole ou les catastrophes environnementales provoquées par les activités d’extraction et de forage.

Bruxelles avait auparavant annoncé que le texte relatif à l’AECG contenait une définition précise du principe de traitement juste et équitable, qui donnait des orientations claires pour les tribunaux et qui évitait toute interprétation trop large du droit.

« L’AECG réaffirme le droit normatif de l’UE et du Canada en vue de poursuivre des objectifs de politique publique comme la protection de la santé ou de l’environnement et de la sécurité », peut-on lire dans le document de l’UE.

La Commission a prétendu que ce droit apparaissait dans l’ensemble du texte. Or, il n’apparait qu’une seule fois dans un sous -chapitre consacré à l’expropriation. Selon la formulation exacte du traité, une violation des règles pourrait également survenir dès qu’est prise une mesure « contraire à l’obligation de traitement juste et équitable reconnue (sic) dans les pratiques générales des États, acceptées comme loi ».

Aucune obligation de ce genre ne peut être acceptée de cette manière, selon Nathalie Bernasconi-Osterwalder, avocate internationale du groupe de réflexion de l’Institut international du développement durable. Elle remet donc en doute l’exactitude du document de l’UE.

« Les avocats élargissent leurs activités dans ce domaine et de plus en plus d’investisseurs utiliseront ce mécanisme pour contester les mesures prises par les gouvernements et pour augmenter leur pouvoir de négociation au niveau politique [...] », a-t-elle ajouté.

Le Canada et l’UE avaient d’abord présenté une liste « exhaustive » pour définir le principe de traitement juste et équitable, mais ils ont ensuite ajouté que « tout ce qui se trouve en dehors de la liste et représente une violation en vertu du droit international coutumier est également couvert [par ce principe], ce qui a pour conséquence de rendre caduc [la liste dressée] au préalable. »

Promesse et réalité : deux concepts différents

Lors du lancement de l’AECG, John Clancy, porte-parole du commissaire en charge du commerce, Karel De Gucht, a déclaré qu’Ottawa et Bruxelles avaient pris des engagements forts en matière de protection de l’environnement.

« Les investissements et le commerce ne devraient pas se développer au détriment de l’environnement, mais plutôt stimuler le soutien mutuel entre la croissance économique, le développement social et la protection de l’environnement », a-t-il affirmé.

Des spécialistes du monde universitaire pointent du doigt cependant d’autres divergences entre la vision du document défendue par l’UE et le texte qui en est ressorti :

 une clause de « la nation la plus favorisée » qui permettrait aux investisseurs étrangers d’invoquer tout droit accordé par l’UE à n’importe quel État membre dans le cadre de traités d’investissement, ce qui annule toute nouvelle formulation, réforme ou modernisation qui pourraient être proposées ;
 des dispositions qui permettent de réviser et d’amender les obligations découlant du principe de traitement juste et équitable, et éviter ainsi qu’elles deviennent immuables ;
 contrairement aux promesses de l’UE, un « code de conduite obligatoire pour les organes d’arbitrage » ne sera pas intégré avant deux ans et pourrait être remplacé par des lignes directrices de l’Association internationale du barreau, qui ne sont pas adaptées à ce genre de litiges ;
 la Commission promet dans sa note une « complète transparence » et des « réunions ouvertes » organisées par des organes d’arbitrage, mais le texte entre l’UE et le Canada stipule que ces réunions pourraient se faire à huis clos afin de protéger l’intégrité du processus d’arbitrage, des informations d’entreprises confidentielles ou pour des « raisons logistiques ».

Décisions démocratiques

Selon Nathalie Bernasconi-Osterwalder de l’Institut international du développement durable, les organismes de surveillance pourraient demander que les tribunaux d’arbitrage disposent de plus de compétences sur le processus de prise de décision que les assemblées législatives nationales, ce qui pose des questions plus larges d’ordre philosophique.

« Les règles sur l’environnement et la santé devraient être abordées dans le cadre des législations et des constitutions de chaque État démocratique », a-t-elle indiqué. « Il n’est pas logique de déléguer ces décisions à trois organes d’arbitrage qui peuvent prendre une mauvaise décision qui sera impossible à réviser pour leur bien-fondé juridique. »

Au total, des sociétés comme Philip Morris et Tecmed ont intenté 514 procès contre les autorités gouvernementales dans le cadre de traités ou chapitres relatifs à des investissements.

Selon la presse canadienne, la signature définitive de l’accord n’est qu’une « question de semaines » : il ne reste plus que les « négociations techniques » à boucler. Le texte sera ensuite envoyé aux services administratifs avant la fin de l’été pour qu’il soit traduit dans les 23 autres langues de l’UE.

Le Parlement européen et le Conseil des ministres devront approuver l’accord afin qu’il acquière force de loi.

Prochaines étapes :
 Été 2014 : le texte sur l’AECG devrait être rédigé
 Hiver 2014 : les négociateurs devront donner leur aval sur le traité définitif relatif à l’AECG
 2015 : accord attendu sur le texte relatif à l’AECG

Arthur Neslen - traduit de l’anglais par Aubry Touriel

source: EurActiv