Phase 2 de l’examen du RDIE par la CNUDCI : pourquoi les « autres questions » importent vraiment

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IISD | 23 avril 2019

Phase 2 de l’examen du RDIE par la CNUDCI : pourquoi les « autres questions » importent vraiment

par Jane Kelsey, David Schneiderman & Gus Van Harten

La CNUDCI a donné au Groupe de travail III un large mandat visant à examiner la possibilité d’une réforme du RDIE[1]. Lors de la première phase, les gouvernements ont identifié et examiné les préoccupations relatives au RDIE. La deuxième phase, au cours de laquelle ils ont examiné le caractère désirable d’une réforme au vu de ces préoccupations, est déjà bien avancée. La prochaine réunion d’avril 2019 à New York devrait permettre de parachever cette phase et de déterminer comment la phase finale sera abordée, au cours de laquelle les gouvernements élaboreront toute solution pertinente pour recommandation à la Commission[2].

Le processus de la CNUDCI a reconnu d’emblée que les critiques actuelles contre le régime du droit des investissements « faisaient […] écho aux inquiétudes exprimées quant à son manque de responsabilité et de légitimité démocratiques »[3]. C’est notamment l’arbitrage investisseur-État qui est contesté, entre autres, car :

  • Supplantant les décisions judiciaires nationales, ainsi que le droit et les institutions nationales ;
  • Allant à l’encontre des intérêts des pays en développement ;
  • Créant les conditions du gel réglementaire ;
  • Établissant une asymétrie fondamentale dans la protection juridique ;
  • Créant une catégorie exclusive de règlement des différends internationaux pour les investisseurs étrangers ;
  • Accordant aux investisseurs affectés par la conduite souveraine des compensations financières monumentales ;
  • Omettant les sauvegardes institutionnelles contre les conflits d’intérêts ; et
  • Créant d’autres formes d’iniquités dans le processus arbitral.

D’autres questions fondamentales se posent également sur le point de savoir si, notamment du fait du RDIE, les coûts des traités d’investissement ne sont pas supérieurs à leurs prétendus bénéfices en tant qu’outil permettant d’attirer un investissement durable, de dépolitiser les conflits et d’améliorer l’État de droit.

Aussi, l’on a exhorté la CNUDCI « lors de l’examen et de la conception de toute réforme du RDIE, […] [à] adopter une vision globale du système en se demandant, en particulier, s’il répondait aux objectifs qu’il était censé remplir »[4].

Pourtant, ce processus de réforme a été excessivement restreint. Sa portée s’est limitée aux questions de procédure et non de fond, bien que les interventions de plusieurs gouvernements arguaient que les règles substantives de la protection de l’investisseur et du RDIE étaient, sur les points clé, inséparables[5]. De plus, ces discussions portant sur la procédure ont par la suite mis l’accent sur trois catégories de préoccupations, relatives (1) à la constance, la cohérence, la prévisibilité et la régularité des décisions arbitrales ; (2) aux arbitres et aux décideurs ; et (3) aux coûts et à la durée des procédures de RDIE. Le fait de limiter les questions abordées au cours de la deuxième phase restreindra nécessairement les efforts de réformes qui seront menés lors de la troisième phase .

Le document de cadrage du Secrétariat de la CNUDCI indique que les gouvernements souhaiteraient peut-être examiner d’autres questions pertinentes[6]. Toutefois, d’autres préoccupations fondamentales mises en avant par plusieurs pays en développement ont été reléguées aux « autres préoccupations »[7]. Il n’y avait pas assez de temps pour les examiner lors de la dernière session et, bien que la présidente ait annoncé qu’elles le seraient lors de la session d’avril 2019, elles n’apparaissent pas au projet d’ordre du jour de cette session[8].

Le présent article aborde trois questions au cœur de la crise de légitimité auquel se confronte le régime des investissement internationaux, et qui devraient nourrir le reste de la deuxième phase.

1. Le droit des parties affectées de participer

Toute personne ayant un intérêt affecté devrait avoir le droit d’être représentée dans une procédure juridique, au moins à hauteur de cet intérêt. Pourtant ce droit fondamental est gravement méprisé dans le RDIE. Lorsque des investisseurs étrangers poursuivent des pays en justice, ils font souvent des allégations et soulèvent des questions qui affectent d’autres parties qui n’ont juridiquement pas le droit de participer, car le RDIE exclut les tierces parties du processus de décision portant sur les recours des investisseurs étrangers. Aussi, ces investisseurs peuvent présenter des allégations contre des personnes ou organisations qui n’ont pas le droit de réponse. Si la personne se voit refuser le droit d’être représentée, un tribunal RDIE risque de rendre une décision portant atteinte à une personne sans que celle-ci puisse se faire entendre. Cela est profondément injuste. Si la procédure offre la possibilité de nommer un amicus curiae, ce qui peut s’avérer très utile, son objectif est tout autre. Ce statut n’a jamais eu vocation à se substituer au droit à être partie.

Dans le cadre d’une procédure équitable, toutes les parties affectées seraient informées du recours et de sa pertinence pour leurs intérêts, et pourraient décider de participer ou non à hauteur de leurs intérêts affectés. Au cours de la procédure, la partie en question pourrait être en mesure de présenter des faits que l’investisseur et le gouvernement n’avaient pas présenté, ou n’étaient pas en mesure de le faire. Afin de protéger ses droits ou intérêts efficacement, la partie affectée devrait également avoir accès aux faits pertinents présentés au tribunal, la possibilité de vérifier les preuves, la possibilité de présenter des arguments et des preuves, et ainsi de suite.

2. L’état de droit et la compétence des tribunaux nationaux

Le RDIE permet aux investisseurs étrangers de contourner les tribunaux d’un pays, qu’ils offrent réparation ou non aux investisseurs étrangers, et leur permet d’éviter les lois et tribunaux ordinaires s’appliquant à tout un chacun. Au titre du droit coutumier international, les parties privées sont tenues d’épuiser les voies de recours internes avant que leurs plaintes ne puissent donner lieu à une demande internationale contre un pays. Cette règle est une marque de respect à l’égard des institutions d’un pays et donne à ce dernier la possibilité de régler les conflits avant qu’ils ne soient renvoyés à un tribunal international. Elle reconnait également que le choix d’un citoyen étranger d’entrer dans un pays s’accompagne d’une responsabilité d’accepter ses lois et institutions nationales. Le droit coutumier autorise toujours un tribunal international à lever cette obligation si le citoyen étranger peut démontrer que les voies de recours locales n’étaient pas raisonnablement disponibles ou seraient manifestement inutiles.

Au titre du RDIE, les investisseurs ont été complètement dispensés de cette obligation. Cette mesure spectaculaire a donné aux investisseurs la possibilité d’exercer le droit de manière contestable, notamment ceux les plus à même de financer les procédures RDIE (c’est-à-dire les grandes multinationales et les ultra-riches), qui ont toute discrétion pour décider de la fiabilité et du caractère approprié des voies de recours internes : ils peuvent contourner les tribunaux en contestant les décisions d’un pays sans passer par ses tribunaux ; ils peuvent présenter un recours RDIE s’ils n’obtiennent pas gain de cause auprès des tribunaux nationaux ; ou présenter les différends auprès des deux en parallèle ; ou bien demander une ordonnance internationale d’indemnisation contre le pays, évitant ainsi les plafonds imposés aux montants des indemnisations au titre du droit national, tout en explorant d’autres recours – tels que l’abrogation d’une loi – auprès des tribunaux nationaux.

Ces pratiques sont contraires à l’objectif souvent affiché des accords d’investissement et du RDIE de renforcer l’état de droit. Pour ce faire il faudrait commencer par préserver le rôle des procédures législatives, judiciaires et administratives nationales dans la création, l’application et l’imposition des engagements juridiques, tout en s’attachant à renforcer ces institutions. Tout comme le RDIE, un modèle de cour d’investissement générerait un système de substitution pour le règlement des différends en matière d’investissements qui risque de décourager et de saper ce type de réforme à l’échelon national, notamment en l’absence de l’obligation d’épuiser les voies de recours internes et de respecter les institutions nationales.

Alors que le RDIE s’est étendu, l’objectif réel des traités semble être de permettre aux investisseurs étrangers de renvoyer leurs différends à des enceintes qui dépendent financièrement de cette activité, et qui sont souvent injustement en faveur des investisseurs. Au bout du compte, les investisseurs étrangers gagnent sur les deux tableaux : les autres doivent rendre des comptes, et eux ne doivent rien à personne.

3. Paralysie de l’autorité des États souverains et de leur responsabilité de gouverner

Plusieurs délégations ont soulevé une préoccupation systémique et transversale relative à l’effet paralysant (ou gel règlementaire) des règles floues et pro-investisseurs appliquées par le biais des mécanismes RDIE sur la capacité réglementaire et la souveraineté des États ; règles qui peuvent saper les obligations constitutionnelles des États, subordonner leur responsabilité de réglementer dans l’intérêt public et pour le bien commun, et éroder les mandats électoraux, les processus et la redevabilité démocratiques.

Les coûts budgétaires contribuant à cette paralysie sont notamment ceux liés à la préparation d’une défense pour le gouvernement, notamment les coûts opérationnels et d’opportunité liés aux appels d’offres pour la sélection et la nomination des conseils. Le risque qu’un investisseur menace de présenter une demande, ou le fasse réellement, dans l’optique de paralyser l’État est exacerbé par l’émergence du financement par des tierce parties. Même lorsque les États élaborent une défense fructueuse, ils pourraient ne pas se voir attribuer les dépens ; et tout montant accordé pourrait ne pas compenser totalement les dépenses budgétaires du pays, ses coûts d’opportunité, ni les coûts découlant des délais dans la mise en œuvre des mesures contestées, et les dépens attribués pourraient ne jamais être payés.

Les effets du gel règlementaire sont profonds. Lorsque les mesures visant à renforcer le bien commun sont suspendues, retardées ou affaiblies, cela entraine des coûts d’opportunité, ainsi que des coûts financiers en aval, par exemple des dépenses de santé ou de restauration environnementale. Il pourrait également y avoir des coûts écologiques et humains non-financiers, comme par exemple suite au report de mesures relatives au changement climatique. Les gouvernements font face à leurs propres crises de légitimité lorsqu’ils sont incapables de répondre aux besoins sociaux, économiques et culturels de leurs populations, ce qui peut avoir de graves conséquences politiques. De même, le gel règlementaire peut saper l’état de droit en niant l’accès effectif à la justice et aux voies de recours des communautés vulnérables ou exploitées. Compte tenu des asymétries en termes de développement entre les pays importateurs de capitaux et les pays exportateurs de capitaux, cet effet paralysant affecte plus profondément les pays les plus pauvres, et la capacité des gouvernements à répondre aux besoins des communautés les plus vulnérables de la planète.

Critères pour le parachèvement de la deuxième phase

Lorsqu’il interprète le mandat que lui a confié la CNUDCI, le Groupe de travail III doit avoir à l’esprit l’impulsion originale qui a donné lieu aux efforts de réforme actuels, fondée sur les préoccupations profondes relatives à la redevabilité et la légitimité démocratiques du régime des investissements internationaux dans son ensemble, et notamment du RDIE. Le processus de réforme de la CNUDCI ne pourra pas régler tous les points contentieux, mais s’il souhaite atténuer de manière significative la crise de redevabilité et de légitimité, son programme de travail doit inclure des mesures pour évaluer si les questions identifiées pour discussion et éventuelle réforme répondront réellement aux problèmes de fond.

Elles devraient inclure les questions spécifiques abordées plus haut. Plus fondamentalement, elles devraient faire référence aux objectifs du régime des investissements internationaux lui-même. L’un des critères évidents est la capacité de réaliser les engagements des membres en faveur des Objectifs de développement durable, notamment le respect des droits humains et des structures de gouvernance qui garantissent des processus participatifs inclusifs et un accès égalitaire à la justice. Un autre critère est le point de savoir si ces préoccupations solutionneront l’inaptitude actuelle du régime des investissements internationaux à encourager, dans les pays qui en ont besoin, de nouveaux investissements favorables au développement.

En 2018, le Secrétaire-général des Nations Unies a remarqué que les AII avaient souvent des conséquences inattendues, par le biais des sentences arbitrales, comme par exemple la restriction de la marge de manœuvre réglementaire ou les énormes pénalités financières, et a appelé à l’adoption de politiques de réforme en vue d’harmoniser les traités et les stratégies nationales de développement des pays[9]. Si l’on souhaite que le régime international des investissements soutienne plus efficacement le développement, et surmonte la crise de légitimité à laquelle il fait face, il faudra plus que de simples réformes procédurales du RDIE portant sur trois catégories limitées de questions.

Auteurs

Jane Kelsey est Professeure à la Faculté de droit de l’Université d’Auckland, Nouvelle Zélande ; David Schneiderman est Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Toronto, Canada ; et Gus Van Harten est Professeur à la Osgoode Hall Law School de l’Université de York, Toronto, Canada.

Notes

[1] Nations Unies. (2017). Rapport de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (A/72/17), para. 264. Extrait de http://undocs.org/fr/A/72/17

[2] Voir Brauch, M. D. (2018). Une réforme multilatérale du RDIE est souhaitable : compte rendu de la réunion de la CNUDCI à Vienne, et comment se préparer à la réunion d’avril 2019 à New York. Investment Treaty News, 9(4). Extrait de https://www.iisd.org/itn/fr/2018/12/21/multilateral-isds-reform-is-desirable-what-happened-at-the-uncitral-meeting-in-vienna-and-how-to-prepare-for-april-2019-in-new-york-martin-dietrich-brauch

[3] Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI). (2017, 20 avril). Travaux futurs possibles dans le domaine du règlement des différends : réformes du règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) : Note du Secrétariat (A/CN.9/917), para. 12. Extrait de http://undocs.org/fr/A/CN.9/917

[4] CNUDCI. (2018, 14 mai). Rapport du Groupe de travail III (Réforme du règlement des différends entre investisseurs et États) sur les travaux de sa trente-cinquième session (New York, 23-27 avril 2018) (A/CN.9/935), para. 97. Extrait de https://undocs.org/fr/A/CN.9/935

[5] L’Indonésie a tout récemment exprimé cette position dans un document qui sera présenté à la session d’avril 2019 : CNUDCI. (2018, 9 novembre). Éventuelle réforme du règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) : Observations du Gouvernement indonésien (A/CN.9/WG.III/WP.156). Extrait de http://undocs.org/fr/A/CN.9/WG.III/WP.156

[6] CNUDCI. (2017, 18 septembre). Éventuelle réforme du règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) : Note du Secrétariat (A/CN.9/WG.III/WP.142), para. 19. Extrait de http://undocs.org/fr/A/CN.9/WG.III/WP.142

[7] CNUDCI. (2018, 5 septembre). Éventuelle réforme du règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) : Note du Secrétariat (A/CN.9/WG.III/WP.149), para. 17. Extrait de ,http://undocs.org/fr/A/CN.9/WG.III/WP.149

[8] CNUDCI. (2019, 7 janvier). Groupe de travail III (Réforme du règlement des différends entre investisseurs et États) Trente-septième session New York, 1er-5 avril 2019, Ordre du jour provisoire annoté (A/CN.9/WG.III/WP.155), para. 10. Extrait de http://undocs.org/fr/A/CN.9/WG.III/WP.155

[9] Assemblée Générale des Nations unies. (2018, 31 juillet). Système financier international et développement : Rapport du Secrétaire général 72/203 (A/73/280), para. 62. Extrait de http://undocs.org/A/73/280

source: IISD