Traité US-UE : les tribunaux arbitraux permettront-ils aux multinationales de piller les États ?
Le règlement des différends entre investisseurs et Etats, nouvel Eldorado pour les avocats d’investissement ? (Crédit : Shutterstock)

JOL Press | 30 juin 2014

Traité US-UE : les tribunaux arbitraux permettront-ils aux multinationales de piller les États ?

Le terme paraît barbare. Pourtant, la réalité que ce dernier recouvre touche ni plus ni moins aux fondements mêmes de nos sociétés démocratiques. Un mécanisme de « règlement des différends entre investisseur et Etat » - RDIE, ou encore ISDS en anglais - est un dispositif qui vise à sécuriser les investissements étrangers face aux Etats hôtes. Dénaturé, surinterprété, celui-ci est devenu, au fil des deux dernières décennies, un instrument aux mains des multinationales pour contester les politiques publiques jugées contraires à leurs intérêts. Un tel dispositif apparaît pourtant dans le traité de libre-échange, négocié depuis une dizaine d’années dans l’opacité entre Washington et Bruxelles. Vers quoi s’achemine-t-on ?

Un Etat obligé de verser plusieurs centaines de millions de dollars à un cigarettier pour avoir pris des mesures anti-tabac ? Un autre sommé de s’acquitter d’une somme tout aussi astronomique à une entreprise de l’énergie pour avoir décidé de sortir du nucléaire ? Un autre encore contraint de signer un chèque à dix chiffres à une compagnie énergétique pour avoir décrété un moratoire sur l’extraction de gaz de schiste ? Le monde à l’envers ! Enfin… pas si sûr.

Partout à travers le monde, des multinationales traînent en justice des Etats pour réclamer des compensations financières après l’instauration d’une politique publique jugée contraire à leurs intérêts. Et elles gagnent dans plus de 30% des cas. Un règlement à l’amiable est trouvé dans 27% des cas, accompagné la plupart du temps alors de sonnants et trébuchants dédommagements ou de concessions de la part de l’Etat poursuivi.

Des multinationales « dédommagées » à hauteur de plusieurs centaines de millions d’euros par les Etats

En 2004, le groupe américain Cargill a ainsi fait payer 66 millions d’euros au Mexique, reconnu coupable d’avoir créé une nouvelle taxe sur les sodas. En 2010, la Tampa Electric a obtenu 25 millions de dollars du Guatemala en s’attaquant à une loi plafonnant les tarifs de l’électricité… A ce jour, on compte pas moins de 514 conflits ayant opposé un investisseur à un Etat. Et, depuis ces dernières années, le phénomène ne cesse de s’amplifier. Pour la seule année 2012, 58 conflits de ce type ont opposé un investisseur à un Etat. Un record.

De nombreux cas sont en cours actuellement. Le géant du tabac Philip Morris poursuit en justice l’Uruguay et l’Australie sur leurs lois anti-tabac. La Swedish energy a porté plainte contre l’Allemagne, exigeant 3,7 milliards d’euros en compensation de profits perdus suite à l’arrêt de deux de ses centrales nucléaires. La société américaine Lone Pine Ressources Inc. réclame 250 millions de dollars de compensation au Canada pour avoir décrété un moratoire sur l’extraction d’huile et gaz de schiste. Pas en reste, le groupe français Veolia a intenté une action en justice contre l’Egypte, dénonçant l’augmentation du salaire minimum de 41 à 72 euros...

Une « privatisation » de la justice ?

Pour poursuivre les Etats, les multinationales s’appuient sur les traités d’investissement bilatéraux (TIB) que les gouvernements signent entre eux pour sécuriser les investissements de leurs nationaux à l’étranger en accordant davantage de pouvoir aux entreprises face aux Etats. Les mécanismes de règlement des différends investisseurs-Etats (RDIE) inclus dans les TIB permettent ainsi à une multinationale étrangère de poursuivre un pays devant un tribunal arbitral international plutôt que devant la justice dudit pays.

Première faille : ces RDIE comprennent des clauses très générales, comme celles de « traitement juste et équitable » ou de « protection contre l’expropriation indirecte ». Aussi, comme le notent les ONG Transnational Institute et Corporate Europe Observatory qui ont publié un rapport très détaillé sur le sujet en mars dernier, « ces clauses sont-elles interprétées si largement qu’elles donnent carte blanche aux entreprises pour poursuivre les États pour n’importe quelle réglementation qui affecterait leurs profits actuels ou futurs, soit chaque fois qu’ils trouvent que la réglementation dans le domaine de la santé publique, de la protection environnementale ou sociale interfère avec leurs profits ».

Ces règles offriraient donc aux investisseurs privés « un statut à part et privatise[raient] la justice » car ils « se voient dotés de droits plus importants que les entreprises nationales, les individus ou collectivités locales, quand bien même ceux-ci seraient affectés au même titre par les mesures incriminées ».

Des arbitres juges et parties ?

Seconde faille : la composition d’un tribunal arbitral. Celui-ci - par définition ad hoc - est mis sur pied le plus souvent par le Centre international de règlement des différends liés à l’investissement (Cirdi), organe dépendant de la Banque mondiale. Trois arbitres le composent : le premier nommé par l’entreprise, le second par l’Etat, et le troisième par le secrétaire général de la cour. C’est là que le bât blesse : les « arbitres » ne sont pas des juges, mais des professeurs de droit ou des avocats d’affaires. « Ils ne reçoivent pas de salaire fixe, mais des rémunérations à chaque cas traité, de l’ordre de 3000 dollars par jour », explique à JOL Press Pia Eberhardt, co-auteur du rapport précité. En clair : « Plus ils traitent de revendications, plus ils gagnent d’argent. »

Or seuls les investisseurs ont la possibilité de poursuivre les Etats, non l’inverse... Les arbitres auraient donc tout intérêt à favoriser les entreprises dans leur sentence. Ce dont se défend sans surprise Charles Brower, arbitre parmi les plus sollicités par les sociétés américaines - il fut nommé dans pas moins de trente-trois procédures d’arbitrage investisseur-Etat -, contacté par JOL Press : « La meilleure - et seule - façon pour un arbitre à temps plein de ne jamais manquer de travail est d’avoir une réputation irréprochable d’impartialité et d’indépendance. »

La justice arbitrale, un business ?

Résultat de ces deux brèches dans le système : le règlement des différends entre investisseurs et Etats serait devenu le « nouvel Eldorado » pour les avocats d’investissement, qui alimenteraient « la ruée vers l’or de l’arbitrage », conclut le rapport. Parmi les différents Etats, la « cible » privilégiée des cabinets de conseil sont ceux se trouvant en situation de crise, voire au bord de la faillite : dans certaines affaires, ces cabinets, « qui organisent les poursuites envers les pays en crise conseillaient les mêmes compagnies qui ont réalisé les investissements risqués concernés par ces poursuites ».

Parmi les nombreux exemples donnés dans le rapport de Transnational Institute et Corporate Europe Observatory, celui de la banque slovaque Postová Bank. Celle-ci a acheté des obligations grecques après que celles-ci ont été dégradées, bénéficié d’un très généreux accord de restructuration de la dette, et néanmoins tenté d’en obtenir un meilleur en poursuivant Athènes sur la base du traité d’investissement bilatéral entre la Slovaquie et la Grèce...

Preuve du déséquilibre des forces, les juristes et les entreprises se contentent parfois d’utiliser la seule menace de poursuites juridiques « pour modifier les politiques ou pour empêcher la mise en place de réglementations qui affecteraient leurs profits ».

Des « guerres juridiques d’usure » en vue entre les Etats-Unis et l’Europe ?

Il existe aujourd’hui plus de 3000 traités d’investissement bilatéraux à travers le monde, la plupart prévoyant une procédure arbitrale. Plus de 1400 entre des pays membres de l’Union européenne (UE) et des pays extérieurs, et environ 150 entre les Etats européens. Afin de disposer d’un seul jeu de règles en matière de protection des investissements pour les 28 États membres dans les accords de commerce et d’investissement de l’UE, le traité de Lisbonne a conféré à Bruxelles une compétence en matière de négociation des accords d’investissements.

L’accord de libre-échange (Transatlantic Trade and Investment Partnership, TTIP) négocié officiellement depuis juillet 2013 entre Bruxelles et Washington comprend-t-il ainsi la mise en place d’un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et Etats. Faut-il s’en alarmer ? 

Oui, selon les adversaires du traité transatlantique, pour qui instaurer un tel mécanisme entre les deux rives de l’Atlantique présente le sérieux risque de voir les entreprises américaines et européennes s’engager dans des « guerres juridiques d’usure » afin de limiter le pouvoir des gouvernements. Le colossal volume d’investissements transatlantiques suggère effectivement l’ampleur ce ce risque : Etats-Unis et Union européenne pèse chacun pour plus de la moitié des investissements directs à l’étranger (IDE) dans l’économie de l’autre.

Oui aussi, toujours selon les détracteurs du projet, en raison des milliers de sociétés américaines et européennes qui ont des filiales sur l’autre continent, et qui pourraient donc, via ces filiales, poursuivre devant un tribunal arbitral... le gouvernement de leur propre pays, pour le contraindre à renoncer à des mesures qu’elles ne veulent pas. Là encore, les chiffres donnent du poids à l’argument énoncé : il existe plus de 3300 entreprises européennes disposant de 24 200 filiales aux Etats-Unis, et environ 14 400 entreprises américaines possédant quelque 50 800 filiales sur le sol européen. Au total, c’est plus de 75 000 compagnies qui ont un pied sur chacun des deux continents.

Une protection des investissements... inutile ?

Au-delà même des risques que représenterait le projet d’une justice arbitrale entre les Etats-Unis et l’Union européenne, c’est le bien-fondé même de l’idée qui est discutée par les spécialistes. Sébastien Manciaux, Maître de conférence à l’Université de Bourgogne et auteur de plusieurs essais sur l’arbitrage international et les investissements à l’étranger, note ainsi que « les considérations juridiques ne sont pas les premières prises en compte par les entreprises lorsqu’elles réfléchissent à leurs investissements étrangers à venir. Elles réfléchissent d’abord en termes de marché et de consommateurs potentiels, en termes de formation et d’aptitude de la main d’oeuvre locale pour le bon développement de leur projet, en termes de qualité des infrastructures locales. »

L’universitaire donne l’exemple du Brésil, qui n’est encore lié par aucun traité bilatéral d’investissement, et qui est pourtant une destination importante pour les investissements étrangers. « Les aspects juridiques ne viennent qu’après et la stabilité de la législation dans l’Etat hôte (en matière fiscale, douanière, sociale, etc) est plus importante que l’existence ou non d’un traité relatif aux investissements. », poursuit-il, avant de conclure : « Il est tout sauf évident que la conclusion d’un TTIP aura un quelconque impact sur les flux d’investissements transatlantiques dans les deux sens, déjà très importants. »

La Commission européenne temporise

Le projet d’introduire dans le traité transatlantique un mécanisme de règlement des différends investisseur-Etat suscite de fortes réserves, voire un total rejet, au sein même de la classe politique. En juin 2013, le Sénat français a demandé dans une résolution « que la Commission européenne exclue le recours à l’arbitrage en matière de règlement des différends entre les investisseurs et les États, car cela lui paraît de nature à remettre en cause la capacité des États à légiférer ». En janvier 2014, c’était Nicole Bricq, la ministre du Commerce de l’époque, qui affirmait dans la presse que « la France n’est pas favorable à l’inclusion d’une clause de règlement des différends entre investisseur et État dans l’accord. ». Le dispositif a provoqué les mêmes réticences de l’autre côté du Rhin.

Face à cette levée de boucliers, la Commission européenne a décidé le 27 mars dernier de suspendre les négociations sur le dispositif et d’organiser une consultation publique en ligne sur le sujet pour « répondre à l’ampleur prise par le débat public et aux craintes grandissantes concernant le RDIE adopté dans le cadre du TTIP ».

Les lobbys à la manoeuvre

Bien sûr, les lobbyistes américains et européens ne cessent de leurs côtés de pousser pour introduire l’arbitrage investisseur-Etat dans le traité transatlantique. Leur but : que cette négociation — la plus importante jamais entamée sur les investissements — conduise à mettre en place un « gold standard » global, un modèle pour la protection des investissements qui influencerait les autres accords dans le monde. « Les Etats-Unis et l’Union européenne ont l’opportunité de créer un “gold standard” international le plus élevé possible. Lors des négociations avec la Chine, il pourra servir de référence. », a ainsi déclaré Marjorie A. Chorlins, vice présidente des affaires européennes à l’US Chamber of Commerce au printemps 2014.

(Lire aussi l’analyse du député européen vert Yannick Jadot : Le traité transatlantique est-il avant tout un moyen pour Washington d’isoler la Chine ? Vise-t-il en réalité la création d’un « OTAN économique » et la marginalisation des nouvelles puissances économiques ?)

A travers le monde, justement, ils sont de plus en plus nombreux les pays qui remettent en question l’arbitrage investisseur-Etat. Ces dernières années, la Bolivie, l’Equateur, le Venezuela l’ont même abandonné, après avoir dû payer des sommes faramineuses à des firmes qui les avaient attaqués en justice. Aujourd’hui, plus de 150 Etats reconnaissent la légitimité du Centre international de règlement de différends sur l’investissement (le CIRDI) et de son dispositif de résolution des litiges. De quel côté la Commission européenne fera-t-elle pencher la balance ?
 

Par Coralie Muller

source: JOL Press