Accords de libre échange : les Etats de l’Union bientôt attaqués en justice ?

TV5Monde | 15.12.2013

Accords de libre échange : les Etats de l’Union bientôt attaqués en justice ?

Les négociations sur les accords de libre échange entre l’Union européenne et les Etats-Unis ont débuté en juillet et reprennent en cette fin d’année. La création d’un tribunal arbitral commercial permettant aux multinationales de trainer les Etats en justice est dénoncée par de nombreux syndicats et ONG. Le modèle économique et juridique qui s’annonce avec ces accords pourrait-il mettre en cause la souveraineté des Etats ?

Yannick Jadot : "Ce traité sert les intérêts privés au détriment de l’intérêt général"

Par Pascal Hérard

Le nouveau "round" de négociation sur le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (Transatlantic Trade and Investment Partnership, TTIP en anglais), entre les Etat-unis et l’Union européenne, débute ce lundi 16 décembre 2013 à Washington. Le contenu exact du projet de mandat de négociation n’est toujours pas officiellement public, les représentants de plusieurs pays des 28 pays membres de l’UE s’y refusant (Allemagne, Danemark et Pays-Bas). Mais le projet, uniquement autorisé en diffusion restreinte, circule tout de même (voir encadré : le projet de négociation), et son contenu inquiète une grande partie des observateurs de ces accords de libre-échange. Et pour cause : un tribunal arbitral privé pourrait voir le jour, doté de pouvoirs supra-nationaux permettant à des multinationales de porter plainte contre les Etats.

Cour de justice privée pour investisseurs mécontents

Au delà des changements de règles dans les échanges commerciaux internationaux qu’imposeraient ces accords à l’Union, une sorte de recomposition de l’espace démocratique pourrait voir le jour, basée sur un système déjà en place aux Etats-Unis et dans des zones de libre échange déjà existantes : le tribunal arbitral commercial privé.

Le député écologiste français Yannick Jadot, membre du comité stratégique sur l’accord de partenariat transatlantique entre l’Europe et les Etats-Unis, dénonce sur son blog ce "hold-up" à venir des multinationales à l’encontre des Etats : "La mise en place d’un mécanisme juridique spécifique sera utilisée par les entreprises, américaines et européennes, pour attaquer directement les Etats si elles considèrent que des lois réduisent leurs bénéfices. Elles n’hésiteront pas à demander des centaines de millions d’euros de dommages et intérêts comme c’est déjà le cas en Amérique du Nord. Ce traité sert les intérêts privés au détriment de l’intérêt général, les firmes multinationales au détriment des citoyens des deux côtés de l’Atlantique".

Ce système de tribunal arbitral privé était déjà proposé au sein de l’Accord Multilatéral pour l’Investissement (AMI) en 1995 : celui-ci avait été abandonné en 1998. La possibilité de voir des pays attaqués en justice par des firmes privées au sein d’une cour constituée d’avocats d’affaires, et sans appel possible, avait alors créé un tel scandale que l’AMI n’avait pu être signé par les chefs d’Etats des grandes nations industrielles.

Depuis, des tribunaux arbitraux ont été mis en place dans le cadre de zones de libre échange spécifiques : l’accord de libre échange nord américain, l’ALENA (en anglais, North American Free Trade Agreement, NAFTA), a permis récemment, par exemple, à une firme pétrolière américaine, Lone Pine, d’attaquer l’Etat canadien en justice. En cause : l’application par le gouvernement canadien d’un moratoire sur les gaz de schiste. Lone Pine demande 250 millions de dollars américains de dommages et intérêts. Cette entreprise estime qu’interdire l’exploitation des gaz de schiste — qui causent des dommages environnementaux jugés inacceptable par le gouvernement canadien — lésait ses investissements et ses profits à venir : le tribunal privé de l’ALENA est saisi, le Canada pourrait être condamné pour vouloir protéger ses nappes phréatiques…

La ministre du commerce extérieur français, Nicole Bricq défend "un accord de libre-échange utile et ambitieux entre l’Union Européenne et les Etats-Unis", sans consulter les ONG et les organisations syndicales, ni leur répondre…(photo : AFP)

La loi nationale déboutée ?

La problématique de l’instauration d’un tribunal arbitral dans le cadre d’accords de libre-échange est centrale puisqu’elle ouvre la voie à une nouvelle donne démocratique : ce ne sont plus les lois du pays, votées par des élus du peuple, qui passent au premier plan, mais la protection des investisseurs étrangers, qui peuvent les contester.

Ce nouveau droit supra-national a déjà des précédents et touche à de nombreux domaines : santé, services publics, environnement, droit du travail, etc… Les exemples ne manquent pas, comme le mouvement altermondialiste Attac le souligne sur son site : "Philip Morris v. l’Uruguay et Australie : Au travers d’un traité bilatéral d’investissements, le géant du tabac Philip Morris poursuit en justice l’Uruguay et l’Australie sur leurs lois anti-tabac. La compagnie soutient que les encadrés d’alerte sur les paquets de cigarettes et les simples emballages les empêchent d’afficher effectivement le logo de leur marque, causant une perte substantielle de leur part de marché. Achmea v. la république slovaque : Fin 2012, l’assureur néerlandais Achmea (anciennement Eureko) a reçu 22 millions d’euros de la Slovaquie en compensation car, en 2006, le gouvernement slovaque a remis en cause la privatisation de la santé effectuée par l’administration précédente et demandé aux assureurs de la santé d’opérer sans ne plus faire de profits."

La protection de l’environnement et le droit du travail sont des sujets particulièrement sensibles dans le cadre des "règlement des différends investisseur-État" — terminologie officielle pour qualifier la possibilité de plaintes des entreprises auprès du tribunal arbitral contre un Etat. Pour sa protection de l’environnement, la politique française d’interdiction de l’exploitation des gaz de schiste risque d’être rapidement punie par le futur tribunal arbitral. Quant à des lois de protections des salariés, ou une augmentation du salaire minimum, il est certain que les investisseurs étrangers n’hésiteraient pas à aller demander réparation pour les "préjudices" subis au cas où les acciords seraient conclus. Cette possibilité, l’eurodéputé Yannick Jadot la dénonce, inscrite dans l’article 23 du mandat de négociations (lien en encadré), puisqu’elle permettra de "contester, et potentiellement obtenir, des dommages et intérêts considérables si des Etats ou des collectivités décident de nouveaux droits ou normes qui impactent leurs perspectives de profits".

La souveraineté nationale pourrait donc être largement remise en cause par ces accords de libre-échange et son tribunal arbitral commercial privé. Ce que l’eurodéputé communiste Patrick Le Hyaric résume en une phrase : "C’est un véritable missile contre les peuples, les travailleurs et les Etats".

source: TV5Monde