Ecoactu, 10 Juin 2025
Par Khalid Cherkaoui Semmouni
Analyse juridique du litige Emmerson Plc vs Royaume du Maroc devant le CIRDI
L’entreprise minière britannique Emmerson Plc a engagé une procédure d’arbitrage international contre le Royaume du Maroc devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI). L’entreprise réclame une compensation intégrale au titre du projet de mine de potasse de Khémisset, estimé à 2,2 milliards de dollars, après le rejet de son étude d’impact environnemental.
Ce projet constitue une priorité stratégique pour Emmerson, avec une capacité de production annuelle de plus de 700 000 tonnes de muriate de potasse (MOP) sur une durée de 19 ans. Il est présenté comme le premier projet industriel de potasse en Afrique et l’un des plus compétitifs au niveau mondial en termes de coûts.
Contexte général de l’affaire
Le litige s’inscrit dans le cadre du traité bilatéral d’investissement conclu entre le Royaume-Uni et le Maroc en 1990, entré en vigueur en 2002. En vertu de ce traité, Emmerson Plc a entamé dès janvier 2020 une étude d’impact environnemental et social concernant le gisement situé à Khémisset, tout en négociant un accord de principe avec l’État marocain pour son exploitation.
L’origine de ce projet remonte à 2015, date à laquelle l’ONHYM avait lancé un appel d’offres international pour céder jusqu’à 90 % du gisement. Emmerson, en tant qu’investisseur sélectionné, a investi plus de 400 millions de dollars dans la préparation de l’usine, avec un objectif de mise en service en 2023.
L’entreprise avait également signé deux contrats commerciaux à long terme (10 ans) avec :
Keytrade AG : vente de 245 000 tonnes/an de MOP ;
Hexagon Group AG : vente de 245 000 tonnes/an de MOP et 500 000 tonnes/an de chlorure de sodium.
En parallèle, Emmerson avait levé environ 7,6 millions de dollars pour financer le projet, confirmant ainsi son engagement.
Cependant, l’approbation du projet restait conditionnée par l’avis favorable de la Commission Régionale Unifiée d’Investissement (CRUI), conformément à la loi marocaine, qui exige la démonstration de la viabilité environnementale des projets miniers.
Il est à noter que , dans le cadre de la mise en application de la loi-cadre n° 03-22 formant charte de l’investissement, promulguée par le Dahir n° 1-22-76 du 14 joumada I 1444 (9 décembre 2022) des dispositifs de soutien à l’investissement ont été mis en place. Il s’agit d’un dispositif de soutien principal et des dispositifs de soutien spécifiques.
Le dispositif principal vise à soutenir les projets d’investissement répondant à des critères définis, à réduire les disparités entre les provinces et les préfectures du Royaume en matière d’attraction des investissements et à développer l’investissement dans les secteurs d’activité prioritaires.
S’agissant des dispositifs spécifiques, ils visent principalement le soutien des projets d’investissement à caractère stratégique, les très petites, petites et moyennes entreprises et le développement des entreprises marocaines à l’international.
Les dispositions de soutiens à l’investissement sont accordées aux investisseurs dans le cadre de conventions ou contrats d’investissement à conclure avec l’Etat sous réserve de répondre aux critères requis et après approbation de :
– La Commission des Investissements présidée par Monsieur le Chef du Gouvernement pour les projets d’investissement stratégique et les projets dont le montant d’investissement supérieur ou égale à 250 MDH ;
– La Commission Régional Unifiée d’Investissement ( CRUI ) pour les projets d’investissement dont le montant d’investissement inférieurs à de 250 MDH.
Rôle et décision de la CRUI
La Commission Régionale Unifiée d’Investissement (CRUI), créée dans le cadre de la réforme des Centres Régionaux d’Investissement (Loi n° 47-18 relative à la réforme des Centres Régionaux d’Investissement (CRI) ) , est chargée du traitement exhaustif, unifié, intégré et harmonisé des dossiers d’investissement et des demandes d’autorisation à l’échelle régionale. Elle se distingue par l’unicité de l’organe de décision et la coordination centralisée de l’action administrative, en rupture avec les anciennes commissions et comités d’investissement en place avant l’entrée en vigueur de la loi n° 47-18.
Alors qu’auparavant, un seul responsable pouvait statuer sur l’ensemble des dossiers tout au long de la chaîne de valeur, les décisions sont désormais prises collégialement, par voie de vote à la majorité, assurant ainsi une gouvernance plus concertée et transparente.
Elle évalue les projets sur les plans :
économique,
social,
environnemental,
urbanistique,
et en matière de création d’emplois.
En mars 2025, la CRUI a demandé à Emmerson une révision de son étude d’impact, notamment concernant la consommation d’eau et la gestion des saumures. Malgré l’intégration de technologies avancées comme le Khemisset Multimineral Process (KMP), la CRUI a émis un avis défavorable, estimant que le projet ne répondait pas aux normes environnementales.
Après avoir épuisé les recours internes, notamment auprès du Wali de la Région Rabat-Salé-Kénitra, Emmerson a décidé de porter le litige devant le CIRDI, invoquant la violation du traité bilatéral d’investissement.
Enjeux juridiques et position probable du CIRDI
Le CIRDI statue sur les différends liés à des violations alléguées de traités ou d’obligations contractuelles envers des investisseurs étrangers. Dans ce cas, Emmerson devra prouver que :
le rejet de son étude d’impact constitue une violation du traité,
ou un acte arbitraire ou discriminatoire,
ou une expropriation déguisée.
Cependant, le Maroc peut légitimement justifier son refus par des considérations environnementales. En droit international de l’investissement, les tribunaux arbitraux reconnaissent aux États une souveraineté réglementaire, notamment en matière de protection de l’environnement.
Un précédent important est l’affaire RWE Innogy vs Argentine (2019), dans laquelle le CIRDI a rejeté la demande d’indemnisation, reconnaissant le droit de l’État à modifier sa réglementation pour des raisons d’intérêt public. Ce qui explique que les États disposent d’une marge d’appréciation importante pour adopter des mesures réglementaires (environnementales, économiques), sans constituer nécessairement une violation.
Ainsi, si le CIRDI estime que le rejet était raisonnable , non arbitraire et non discriminatoire, il est peu probable qu’il accorde une compensation à Emmerson.
Le Maroc a le droit de réglementer pour protéger l’environnement, la santé publique et l’intérêt général. Il détient le droit souverain de protéger l’environnement et de prendre des mesures réglementaires pour l’intérêt public, sous réserve qu’elles ne soient pas abusives ou discriminatoires.
Conclusion
Ce litige met en exergue les tensions structurelles entre l’attractivité des investissements étrangers et la souveraineté environnementale des États. Il souligne :
l’importance d’un cadre juridique transparent et équilibré,
le besoin pour les investisseurs de s’aligner sur les exigences réglementaires locales,
la nécessité pour les États d’assurer la sécurité juridique tout en préservant leurs ressources naturelles.
Le CIRDI devra trancher entre la protection de l’investisseur et la légitimité des mesures environnementales prises par un État souverain, dans le respect du droit international.
Par Khalid Cherkaoui Semmouni,
Professeur universitaire de droit