Europe : le traité sur l’énergie fait obstacle au climat

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Libération | 7 juillet 2020

Europe : le traité sur l’énergie fait obstacle au climat

Tribune. Imaginez que vous viviez dans un pays où les citoyens demandent des mesures drastiques pour lutter contre le changement climatique. Imaginez que le Parlement et le gouvernement aient élaboré un plan audacieux pour éliminer progressivement les combustibles fossiles dans un délai qui permette de maintenir le réchauffement climatique sous la barre de 1,5 °C. Imaginez enfin que les fonds de relance de la crise du Covid-19 soient utilisés pour accélérer la transition énergétique. Mais soudain, les industries énergétiques décident de tout remettre en cause, décident d’attaquer l’Etat et de lui réclamer des milliards d’euros de dédommagement. Le tout sur la base d’un accord obscur, le traité sur la charte de l’énergie (TCE). Cette histoire semble absurde ? C’est pourtant un risque bien réel.

Nous, eurodéputés de plusieurs pays et de différents groupes politiques, partageons une profonde inquiétude à propos de ce TCE, dont les négociations pour une «modernisation» ont commencé ce lundi 6 juillet. Plusieurs pays européens ont déjà fait l’expérience du caractère profondément antidémocratique et antiéconomique de cet accord international, conçu avant tout pour protéger le secteur des énergies fossiles.

Le TCE limite la capacité de l’Union européenne et de ses Etats membres à modifier les réglementations et les politiques dans le secteur de l’énergie. L’Allemagne a été poursuivie à deux reprises par la multinationale énergétique suédoise Vattenfall. Dans le premier cas, l’entreprise a réussi à assouplir les normes environnementales imposées à une de ses centrales électriques au charbon près de Hambourg. Aujourd’hui, elle réclame plus de 6,1 milliards d’euros pour le manque à gagner lié à deux de ses centrales nucléaires à la suite de l’abandon progressif du nucléaire allemand décidé après la catastrophe de Fukushima. De tels cas pourraient facilement se reproduire lors de l’élimination progressive des combustibles fossiles.

D’autant que la simple menace d’une plainte peut suffire à ce que les Etats renoncent à des mesures ambitieuses pour mettre en œuvre leurs engagements en matière de climat. En 2017, une entreprise canadienne, Vermilion, a menacé le gouvernement français de poursuites dans le cadre du TCE s’il adoptait une loi mettant fin à l’exploration et à l’extraction des combustibles fossiles sur l’ensemble du territoire français d’ici à 2040. A la suite de ces pressions, la loi finale a été modifiée, permettant de continuer à délivrer des permis d’exploitation pétrolière.

Le maintien de la protection des investissements dans les combustibles fossiles augmente considérablement le coût de la transition énergétique pour les contribuables et compromet donc directement l’objectif de neutralité climatique défini dans le «Green Deal», lancé par la présidente de la Commission européenne. Les Pays-Bas ont été mis en demeure, il y a quelques semaines, de régler un différend fondé sur le TCE par la société allemande Uniper, pour un montant pouvant atteindre 1 milliard d’euros, après la décision du pays de supprimer progressivement le charbon pour la production d’électricité. Il faudra sans doute des années pour résoudre un tel cas d’arbitrage, qui sèmera entre-temps l’insécurité parmi les législateurs d’autres pays au risque d’affaiblir ou de retarder les politiques climatiques.

Bien qu’ils soient encore sous le choc de la crise du Covid-19, les pays pourraient connaître un nouveau pic de poursuites de la part des investisseurs en raison des mesures exceptionnelles adoptées ces derniers mois. L’Espagne avait déjà été fortement ciblée après la dernière crise financière. Ce pays est, à ce jour, l’Etat le plus attaqué dans le cadre du TCE, accumulant un total de 48 plaintes, dont 16 ont déjà été résolues en faveur de l’investisseur pour plus de 1 milliard d’euros, soit sept fois le budget que l’Espagne s’est engagée à verser au Fonds vert des Nations unies. Mais il reste 28 réclamations non résolues, ce qui pourrait faire grimper la facture des contribuables espagnols jusqu’à 8 milliards d’euros.

Toutes ces plaintes contre les Etats membres de l’UE devraient démontrer à la Commission européenne que le traité sur la charte de l’énergie est un accord archaïque, incompatible avec la réalisation des objectifs de l’accord de Paris sur le climat. Pour y parvenir, il faudrait exclure la protection des énergies fossiles du texte. En outre, le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et Etats (ISDS), qui permet aux entreprises de réclamer des montants d’indemnisation colossaux, doit être supprimé ou fondamentalement réformé et limité. Mais aucune de ces propositions n’est portée par les signataires du TCE - y compris l’UE. Cela signifie clairement dès le départ que la réforme ne permettra pas de rendre le TCE compatible avec nos engagements en matière de climat ; tout comme elle ne répondra pas aux préoccupations sur l’incompatibilité du mécanisme d’arbitrage entre investisseurs et Etats du TCE avec le droit européen. C’est pourquoi nous demandons instamment à l’UE et aux Etats membres de rehausser l’ambition des propositions qu’ils portent dans le cadre des négociations afin de remédier à ces lacunes, ou d’explorer des options permettant de se retirer conjointement du TCE en cas d’échec des négociations.

Signataires : Marie Arena, S & D (Belgique), Michael Bloss Greens (Allemagne), Saskia Bricmont Greens (Belgique), Pascal Canfin, Renew (France), Anna Cavazzini Greens (Allemagne), Mohammed Chahim S & D (Pays-Bas), Pascal Durand Renew (France), Agnes Jongerius S & D (Pays-Bas), Aurore Lalucq S & D (France), Bernd Lange S & D (Allemagne), Javi Lopez S & D (Espagne), Helmut Scholz GUE (Allemagne), Ernest Urtasun Greens (Espagne), Kathleen Van Brempt S & D (Belgique).

source: Libération