Affaire BFT : Les secrets des négociations de la dernière chance

Nawaat | 9 juin 2022

Affaire BFT : Les secrets des négociations de la dernière chance

par Moncef Mahroug

Pendant deux ans, à partir de mai 2020, l’Etat tunisien et la société ABCI N.V. ont négocié pour trouver une solution à l’amiable au litige qui les oppose depuis quarante ans au sujet de la BFT. Après l’échec de ces tractations en décembre 2021, le CIRDI, saisi de cette affaire depuis 2004, a repris la procédure arbitrale qu’il avait suspendue pour donner une chance aux négociations.

Dans l’affaire de la Banque Franco-Tunisienne (BFT), les échanges entre son actionnaire majoritaire, la société ABCI N.V et l’Etat tunisien n’ont jamais cessé, tout au long du litige les opposant au sujet de cette banque depuis quarante ans (1). Mais depuis début 2022, les ponts semblent irrémédiablement et définitivement coupés. Car le deuxième round de négociation engagé en mai 2020 par les deux parties afin d’essayer de parvenir à un règlement amiable a échoué.

Suite à quoi le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), faisant partie du groupe de la Banque mondiale, a repris la procédure arbitrale qu’il avait suspendue pour donner une chance à ce processus.

Retour des négociations

D’après une source tunisienne proche du dossier, c’est lors de la première visite officielle du président Kais Saïed en France, en juin 2020, qu’est née l’idée de cette nouvelle tentative.

Le dossier de la BFT s’invite dans les discussions du chef de l’Etat tunisien dans la capitale française. Certains de ses interlocuteurs s’efforcent de lui faire comprendre que le litige autour de cette banque et la manière dont il a été jusqu’ici géré par la Tunisie sont pour beaucoup dans sa mauvaise réputation en tant que destination pour les investissements directs étrangers.

Pour rappel, la Tunisie a déjà été tenue pour responsable par le CIRDI de quatre actes illicites dans ce dossier : violation du principe de traitement juste et équitable, violation de l’ordre public international -d’après un spécialiste, la Tunisie est le troisième pays après l’Iran et la Corée du Nord, à avoir été condamnée pour cela-, expropriation illicite sans indemnisation et déni de justice.

Le président Saied se laisse convaincre de la nécessité de trouver une solution avec ABCI N.V, et aurait même demandé l’intervention de ses interlocuteurs auprès de cette société pour la convaincre de s’asseoir de nouveau à la table des négociations.

Peu de temps après le retour de Kais Saied en Tunisie, l’Etat tunisien propose officiellement l’ouverture de négociations à l’actionnaire majoritaire de la BFT, qui accepte. Les deux parties commencent à mettre en place la médiation devant être menée par un comité ad-hoc. Elles acceptent les deux médiateurs que le CIRDI leur propose.

Les intermédiaires internationaux ayant œuvré au déblocage expliquent au président Saïed que la Tunisie doit changer de politique dans l’affaire de la BFT préalablement aux négociations. Selon eux, cela veut dire qu’elle doit respecter les décisions du CIRDI, abandonner les poursuites pénales -lancées en Tunisie dans le but de les utiliser comme moyen de pression sur ABCI N.V.-, et admettre l’idée que tout accord auquel les deux parties aboutiraient soit soumis au tribunal arbitral pour qu’il en vérifie la validité et l’homologue. Dans un premier temps, l’Etat tunisien accepte de négocier sur cette base et dans ces conditions.

Début laborieux & interférences politiciennes

Dès le début, le processus est laborieux. Engagées avec beaucoup de retard, les négociations aboutissent rapidement à une impasse. « Au début, le blocage vient d’Ennahdha et par conséquent du gouvernement Mechichi », indique notre source.

Les deux commencent le 2 février 2021 à échafauder à l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) un plan visant à saboter les négociations de la dernière chance avec ABCI N.V. Ce jour-là, un groupe de députés de diverses formations -Fayçal Derbel et Yamina Zoghlami (Ennahdha), Marouane Felfel (Tahya Tounes), Hichem Ajbouni (Bloc démocrate), et Majdi Boudhina (PDL)- adressent à ce sujet une lettre à Rached Ghannouchi, président de l’ARP. Dans leur missive, les députés déclarent que certaines conclusions auxquelles l’Instance Vérité et Justice (IVD) est arrivée concernant les crédits accordés par la BFT « donnent une arme à la partie adverse contre l’Etat et demandent donc que celle-ci soit neutralisée ».

Le président de l’ARP saisit la balle au rebond et demande officiellement au chef du Contentieux de l’Etat de porter plainte en Tunisie dans cette affaire, pour « dommages » subis.

Mais le 2 février 2021, les députés imposent aussi au chef du Contentieux de l’Etat de ne plus prendre aucune décision dans le dossier de la BFT sans les consulter. Ce que l’intéressé accepte. Les choses ne changent pas après la chute du gouvernement Fakhfakh et l’arrivée à la Kasbah de Mechichi. En somme, malgré leurs divergences, le président de l’ARP et le chef de l’Etat sont d’accord pour ne rien changer à la position de la Tunisie dans le dossier de la BFT.

D’ailleurs, après avoir vu renouveler ses pouvoirs par le président Kais Saied, la délégation tunisienne a demandé à la partie adverse de ne plus écrire au chef de l’Etat au sujet de ce litige.

Il n’est alors guère étonnant que des personnalités, dont les députés Ibtihel Abdellatif et Maher Zid déclenchent une dizaine de nouveaux procès en février 2022, c’est-à-dire en pleine discussion portant sur la mise en place du Comité de médiation. Pourtant, l’Etat tunisien s’était engagé à clore l’affaire pénale initiale en cours avant le 15 juillet 2021, date du début des vacances judiciaires.

Engagement non-tenu de l’Etat tunisien

Mais en quoi ces procès au pénal concernent-t-ils ABCI N.V., pourrait-t-on se demander ? Une source proche du dossier en Tunisie assure que ni le nom de la société ABCI ni d’aucun de ses responsables actuels ou passés ne figure dans le dossier de la plainte. Mais comme les autorités considèrent que les procès au pénal en Tunisie visent « à renforcer la position de l’Etat dans les négociations », on peut penser qu’ils y feront leur apparition à un moment donné.

Face à cette impasse, ABCI N.V. décide de quitter la table des négociations. Toutefois, le 26 mai 2021, l’Etat tunisien se résout, enfin, à signer une déclaration dans laquelle il s’engage à « œuvrer à établir un climat de confiance et de coopération », impliquant, donc, un classement des affaires judiciaires. Mais cet engagement ne sera pas tenu. Ces conditions préalables n’ayant pas été satisfaites, ABCI N.V. ne voit pas alors de motif valable pour revenir à la table des négociations.

Nouveau rebondissement, les autorités tunisiennes reviennent à la charge le 26 juin 2021 et demandent la tenue d’une « réunion extraordinaire » au motif qu’elles « auraient avancé » et voudraient respecter l’engagement pris un mois plus tôt. Lors de la réunion, il s’avère en réalité que la partie tunisienne a totalement changé de position. Elle exige préalablement à l’annulation des procès au pénal que :

  • ABCI N.V. renonce aux décisions déjà prises en sa faveur par le CIRDI,
  • conclut un accord sur « un montant forfaitaire » des indemnisations que l’Etat tunisien va devoir lui payer.
  • et accepte qu’il n’y ait pas de retour à l’instance arbitrale de la Banque mondiale pour lui soumettre un éventuel accord.

De surcroît, ABCI N.V. devra se contenter, en lieu et place d’une convention en bonne et due forme validé par le CIRDI, d’un document de l’Etat tunisien résumant le contenu de l’accord lui interdisant de soumettre un éventuel litige à cette instance et l’obligeant à s’adresser aux tribunaux tunisiens. En clair, cela veut dire que la partie tunisienne veut redonner vie à l’accord de 1989 -que le CIRDI avait jugé nul et non avenu parce que conclu sous la contrainte (2). Cet accord accorde à l’actionnaire majoritaire de la BFT une indemnisation de 1 million de dinars majorée des intérêts à ce jour, soit un total de 2,4 millions de dinars. Très loin du milliard d’euros revendiqué aujourd’hui par ABCI N.V.

Last but not least, l’Etat tunisien a dit à ABCI N.V. qu’elle devra l’indemniser après estimation des dommages qu’il aurait subi dans cette affaire. Et c’est seulement alors que les affaires pénales seront classées.

Après avoir rejeté cette offre jugée inacceptable, ABCI N.V. a fait une contre-proposition. En échange du recouvrement accordé par la BFT, elle accepterait le règlement d’une partie des indemnisations en produits tunisiens qu’elle vendrait à l’étranger, ou sous forme de reprise de sociétés publiques que l’Etat voudrait céder. En outre, ABCI N.V. promet de réinvestir une partie des indemnisations dans la BFT. Ce package a été refusé par les autorités tunisiennes, pour plusieurs raisons.

Le recouvrement des crédits ? Pas question d’en discuter avec ABCI N.V. car, cette question « relève de la souveraineté nationale et de la compétence de l’Etat ». De surcroît, les autorités tunisiennes ne veulent pas procéder au recouvrement des crédits accordés par la BFT pour « ne pas déstabiliser l’économie et les entreprises concernées ».

Le réinvestissement ? La partie tunisienne affirme ne pas être intéressée car « nous ne voulons plus d’investissements étrangers, mais de l’investissement tunisien » et c’est pour cette raison que nous avons tunisifié l’UBCI et la BTK ».

Et le paiement en produits tunisiens ? Niet là aussi, parce que l’Etat tunisien veut « éviter de tuer les opérateurs de secteurs organisés ». Et la cession à ABCI N.V. de sociétés à privatiser ? Veto sur ce point également car ces sociétés auraient été, d’après nos sources, promises aux banques tunisiennes qui prêtent à l’Etat sans garantie (3).

Désaccord total, donc, et nouvel arrêt des négociations. Un énième -et dernier- rebondissement se produit le 17 décembre 2021. Les autorités tunisiennes proposent l’octroi d’une amnistie présidentielle à la partie adverse. Offre à laquelle celle-ci répond de manière un tantinet provocante : « La Tunisie a en fait deux banques centrales, la vraie BCT et le ministère de la Justice qui crée des affaires judiciaires et les transforme en argent ».


  1. Un accord-cadre de règlement à l’amiable avait été conclu le 31 août 2012, suite à des négociations entamées sous le gouvernement Béji Caïd Essebsi, vite remis en cause par celui de la Troïka.
  2. L’accord a été signé par Abdelmajid Bouden, président du conseil d’administration d’ABCI, sous la contrainte.
  3. Nous avons demandé au chef du Contentieux de l’Etat, qui représente l’Etat tunisien dans cette affaire, de commenter ces informations et affirmations. Nous n’avons pas reçu de réponse.
source: Nawaat