Ces entreprises qui s’attaquent aux lois protégeant l’environnement

Alternatives Economiques | 19 septembre 2019

Ces entreprises qui s’attaquent aux lois protégeant l’environnement

L’entreprise énergéticienne allemande Uniper a annoncé la semaine dernière qu’elle comptait attaquer les Pays-Bas devant un tribunal d’arbitrage si le pays adopte un projet de loi, actuellement en discussion, qui prévoit l’interdiction des centrales à charbon. Il s’agit d’un nouveau cas de litige entre investisseurs étrangers et Etats dans le cadre du Traité sur la Charte de l’énergie (TCE), à l’origine de nombreuses affaires qui ont défrayé la chronique en Europe.

Litiges en série

L’entreprise suédoise Vattenfall a porté plainte à deux reprises contre l’Allemagne. Une fois, après que la Ville de Hambourg a rehaussé ses exigences environnementales concernant une centrale à charbon. Une autre fois, après la décision nationale de sortie du nucléaire. Elle a obtenu gain de cause dans la première affaire, suite à un accord négocié avec les autorités allemandes. Elle réclame 4,7 milliards d’euros de compensations dans la seconde, toujours en cours d’instruction.

L’entreprise pétrolière britannique Rockhopper a, elle, attaqué l’Italie suite à son moratoire sur les forages offshore. Cette plainte a été déposée en 2017, alors même que le pays s’était retiré un an plus tôt du TCE. Une clause crépusculaire [1] offre en effet aux investisseurs la possibilité d’attaquer un pays jusqu’à 20 ans après une éventuelle sortie du traité.

Quant à l’Espagne, elle a fait l’objet d’au moins 45 plaintes, notamment de la part de fonds d’investissements, après la révision de son dispositif d’incitations pour les énergies renouvelables dans le sillage de la crise financière. Madrid a déjà été condamné à payer près de 700 millions d’euros dans le cadre de sept affaires (sans compter les frais juridiques engagés). Quelque 37 litiges sont toujours en cours de traitement, pour lesquels plus de 6 milliards d’euros seraient encore en jeu. Enfin, l’Union européenne fait face à sa première menace d’attaque de la part compagnie de gazoduc Nord Stream 2, dirigée par Gazprom, suite à la modification de la directive Gaz, en 2019.

Un traité aussi dangereux que méconnu

Le Traité sur la Charte de l’Energie est un accord international signé en 1994. Il regroupe aujourd’hui 54 membres allant de l‘Europe occidentale au Japon, en passant par l‘Asie centrale, dont l’UE et l’ensemble de ses Etats membres à l’exception de l’Italie. Conçu à l’origine pour sécuriser l’approvisionnement énergétique de l’UE après la disparition du bloc soviétique, il vise à encourager et sécuriser les investissements et le commerce des matières, des produits et des équipements dans la production de l’énergie

La promotion de l’efficacité énergétique et les efforts visant à minimiser l’impact environnemental de la production et de l’utilisation de l’énergie font officiellement partie de ses objectifs. Pourtant, les investissements dans les économies d’énergie ne sont pas protégés par le TCE. Le traité offre surtout la possibilité aux investisseurs de ce secteur d’avoir recours aux tribunaux d’arbitrage pour contester les décisions des Etats qui nuisent à leurs intérêts. Il les autorise à exiger des compensations, non seulement sur les investissements réalisés, mais aussi sur les bénéfices futurs escomptés.

Il s’agit de fait du traité qui a généré le plus de contentieux entre investisseurs et Etats, ainsi que certains des litiges les plus coûteux de l’histoire de l’arbitrage d’investissement. Quelque 124 affaires découlant des dispositions du TCE sont connues à ce jour, dont 69 toujours en cours et 84 correspondent à des différends entre des investisseurs et des pays de l’UE. Selon les calculs de l’ONG Corporate Europe Observatory, en juin 2018, les gouvernements avaient été sommés ou avaient accepté de payer plus de 51,2 milliards de dollars d‘indemnités.

Dans un rapport publié le 4 septembre dernier, Yamina Saheb, ancienne responsable de l’unité efficacité énergétique du secrétariat international du TCE et autrice du Giec, dresse un bilan sévère de la mise en œuvre de ce traité. Elle le juge tout simplement incompatible avec la lutte contre le changement climatique. Le montant des investissements directs étrangers annuels moyens dans les secteurs énergétiques des pays signataires, et qui relèvent des dispositions du TCE, est estimé à 50 milliards d’euros. Parmi ces investissements protégés, 56 % concernent des combustibles fossiles (pétrole, gaz et charbon). Sur la période 1998-2018, les émissions de CO2 protégées dans le cadre du TCE représentent déjà presque le double du budget carbone restant de l’UE pour la période 2018-2050. Et d’ici 2050, si le contenu de l’accord n’est pas révisé, les émissions cumulées de CO2 protégées par le TCE représenteront presque cinq fois ce budget.

Une réforme impossible ?

On comprend qu’en l’état, le TCE constitue un outil redoutable aux mains des industries du secteur extractif pour attaquer les mesures de lutte contre le changement climatique, liées aux objectifs de l’accord de Paris. Et toute réforme de ce traité pour réduire la portée des droits offerts à ces investisseurs semble vouée à l’échec, puisqu’elle nécessite un accord à l’unanimité des pays membres. La liste inclut, entre autres, des pays riches en ressources fossiles tels que la Norvège, le Turkménistan, le Kazakhstan ou l’Azerbaïdjan.

C’est pourquoi Yamina Saheb plaide en faveur d’un retrait collectif des signataires qui se sont engagés à atteindre l’objectif de neutralité carbone. Elle n’est d’ailleurs pas la première ancienne salariée à dénoncer le mauvais fonctionnement du traité, les effets pervers qu’il génère, et à demander la fin de la protection des énergies fossiles.

Un processus de réforme du TCE a été lancé depuis quelques mois. En 2018, la conférence des pays membres a identifié un certain nombre de sujets de discussions susceptibles de le moderniser. Mais l’agenda qui occupe le plus le secrétariat international est celui de l’expansion géographique du traité. De nouveaux pays en Afrique, au Moyen-Orient, en Amérique Latine et en Asie se sont portés candidats à l’adhésion. Sans bien mesurer, semble-t-il, le risque de se voir enfermer dans un modèle de développement extractiviste insoutenable.

De leur côté, les Etats membres de l’UE ont délivré en juillet 2019 à la Commission européenne un mandat de négociation pour dépoussiérer le TCE. Le mandat demande ainsi l’inclusion des objectifs de lutte contre le changement climatique et de transition vers un énergie propre, ainsi que la mise à jour du mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et Etats avec les derniers standards promus par Bruxelles. Mais il manque singulièrement d’ambition : la fin de la protection des investissement dans les énergies fossiles n’est pas à l’ordre du jour.

Cela peut-il encore changer ? Lors d’un événement organisé à Bruxelles par plusieurs ONG (Les Amis de la Terre Europe, CEO, Client Earth, TNI et 11.11.11), le ministre de l’Energie du Luxembourg, Claude Turmes, a déclaré que son pays cherchait à monter une coalition d’Etats de l’UE pour mettre fin à la protection des investissements dans le secteur des énergies fossiles. Sera-t-il entendu par la France et les autres pays européens ? Le sujet est en tout cas à l’ordre du jour de la réunion des ministres européens de l’Energie, prévue mardi prochain. Le temps est compté, car les représentants des pays signataires du TCE se sont mis d’accord le 10 septembre pour lancer les négociations en décembre prochain. Et c’est une nouvelle fois derrière des portes closes que risquent de se dérouler ses pourparlers, auxquels la société civile n’est pas associée.


Notes:

[1Clause qui reste en vigueur après la sortie d’un accord ou d’un traité