De la canonnière aux traités : Qui a écrit les règles de la mondialisation ?

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Investment Monitor | 31 mars 2021

De la canonnière aux traités : Qui a écrit les règles de la mondialisation ?

Par Ben van der Merwe

traduit par bilaterals.org

En pleine crise sanitaire et économique mondiale sans précédent, le Pakistan se bat actuellement pour éviter de verser 6 milliards de dollars à la société minière australienne Tethyan. L’amende, qui équivaut à près des deux tiers du budget annuel des soins de santé du pays, a été perçue comme une compensation pour un investissement de seulement 220 millions de dollars.

Ces dernières années, le règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS) a attiré de plus en plus l’attention des critiques. L’affaire Tethyan n’est que la dernière d’une série de litiges qui ont vu des investisseurs opposés aux gouvernements, aux ONG et aux citoyens.

Les efforts de réforme de l’ISDS se poursuivent à l’ONU, mais les gouvernements ont eu tendance à maintenir l’existence du système hors de tout doute. Pourtant, l’ISDS a un peu plus de deux décennies, et ses origines dépendent à bien des égards d’un petit groupe d’individus. Pendant ce temps, les opposants à l’ISDS le caractérisent souvent comme un coup d’État pour les grandes entreprises, mais luttent pour expliquer pourquoi les investisseurs eux-mêmes parlent si rarement en sa faveur ou pourquoi il a été adopté par les pays en développement si facilement.

Des études récentes ont mis en lumière les origines de l’ISDS, pourquoi il a émergé comme il l’a fait, par les mains de qui et dans l’intérêt de qui. Répondre à ces questions est essentiel pour comprendre l’architecture juridique des investissements directs étrangers d’aujourd’hui – et son avenir.

Les origines de la protection des investisseurs

Depuis aussi longtemps que les investisseurs cherchent des opportunités à l’étranger, leurs gouvernements les suivent.

À l’origine, le moyen le plus efficace de protéger les investisseurs étrangers était simplement de faire en sorte qu’ils ne soient plus étrangers. Dans la mesure du possible, l’invasion, l’occupation et l’annexion ont été utilisées pour s’assurer que les investisseurs qui s’aventuraient à l’étranger recevaient le même traitement, en vertu des mêmes lois, que dans leur pays. Dans certains cas, comme aux États-Unis ou aux frontières russes, cela signifiait l’incorporation dans l’État métropolitain. Dans d’autres, comme en Inde britannique ou en Indonésie néerlandaise, cela signifiait une domination coloniale.

Cependant, l’annexion et la colonisation étaient souvent peu pratiques. Entre les États européens, un réseau de traités a été établi, donnant aux États hôtes l’autonomie de fixer les règles régissant les investisseurs étrangers, tant que ces règles étaient appliquées équitablement.

Toutefois, au-delà des côtes européennes, les investisseurs n’avaient guère confiance dans les gouvernements. Lorsque la conquête militaire était peu pratique ou inutile, les puissances européennes se sont tournées vers l’impérialisme informel.

Dans ces coins du globe, les traités d’investissement ont remplacé non pas les canonnières, qui restaient toujours présentes, mais les demeures des gouverneurs. C’est la forme que prit la domination britannique en Chine, par exemple, où des traités forcés accordaient aux investisseurs britanniques le droit d’être gouvernés par le droit anglais.

Les États-Unis, cependant, ont été les véritables pionniers de l’impérialisme fondé sur des traités, en raison de leur relation complexe et contradictoire avec la race.

Au moment même où les investisseurs européens affluaient aux États-Unis, les capitaux américains affluaient en Amérique latine. Comme en Europe, les élites américaines ne faisaient pas confiance à ces territoires, en grande partie non blancs et "non civilisés", pour maintenir un climat d’investissement favorable s’ils étaient laissés à eux-mêmes. Cependant, contrairement à l’Europe, l’esprit du règlement constitutionnel américain de l’après-guerre civile interdisait d’annexer un territoire sans accorder le suffrage à ses citoyens, ce qui rendait irréalisable tout empire formel à l’européenne.

Une solution consistait à incorporer pleinement ces territoires dans "l’Union". Telle était la stratégie des planteurs de sucre américains dans le royaume d’Hawaï, qui ont organisé un coup d’État en 1893 et demandé avec empressement l’annexion. Cependant, le gouvernement américain, encore imprégné de racisme, était très mal à l’aise à l’idée d’admettre un État majoritairement non blanc dans l’Union. Il a fallu plus de quatre ans de pressions de plus en plus fortes de la part des planteurs de sucre pour qu’Hawaï soit annexé.

Même lorsque les États-Unis ont acquis des possessions coloniales classiques, ils se sont trouvés dans l’incapacité de les exploiter en raison de la crainte qu’elles ne soient finalement absorbées en tant qu’État. Lorsque les États-Unis ont pris le contrôle des Philippines en 1898, le Congrès a rapidement pris des mesures pour empêcher les flux d’investissements directs étrangers dans l’archipel, afin d’éviter la formation d’un "lobby philippin" qui ferait pression pour l’annexion.

En conséquence, les États-Unis ont étendu leurs principes préférés en matière de droits de propriété non pas par le biais d’une domination coloniale directe, mais par le biais de traités et de la diplomatie - avec la menace de la force toujours présente à l’arrière-plan. Dans la tradition américaine, l’ancienne doctrine de la juridiction extraterritoriale a été réarticulée en principes universels. Dans ce cadre, les États-Unis n’étendaient pas leur propre droit à ces pays, mais les mettaient au niveau des normes civilisées.

Cela s’est concrétisé dans la politique étrangère américaine à partir de 1905, lorsqu’une guerre civile en République dominicaine a menacé les intérêts des planteurs de sucre, des banquiers et des détenteurs d’obligations américains. À l’invitation du régime en place, les États-Unis ont écrasé la révolte.

En agissant ainsi, le président Theodore Roosevelt a émis une garantie générale de protection pour les investisseurs américains dans le pays, promettant que les "méfaits chroniques" seraient combattus par la force du "pouvoir de police international" des États-Unis. Cette garantie a fait son effet et les investisseurs américains ont afflué dans la région.

La grande déstabilisation

À peine le nouveau système s’est-il affirmé qu’il a commencé à s’effriter sous le poids des événements historiques.

Les investissements directs étrangers intra-européens avaient prospéré pendant le "siècle de paix" qui a suivi les guerres napoléoniennes. Lorsque le charme a été rompu en 1914, les investisseurs ont été choqués de constater que le respect des droits de propriété internationaux par les États européens n’était qu’un artefact d’une époque plus douce.

Pire encore, la Première Guerre mondiale avait attisé les flammes des révolutions à la périphérie du monde. De 1917 à 1921, des révolutions ont balayé l’Empire russe, la Chine, l’Irlande, le Mexique, l’Espagne, l’Égypte et Malte, tandis que des républiques soviétiques étaient déclarées en Slovaquie, en Hongrie, en Iran, en Mongolie, en Allemagne et même dans la ville irlandaise de Limerick.

Les graines de la révolte avaient été plantées des décennies plus tôt dans l’empire informel des États-Unis. Après s’être durement battus pour gagner leur indépendance vis-à-vis de l’Espagne, les Latino-Américains étaient peu disposés à la sacrifier dans l’intérêt du capital américain. En 1868, le juriste argentin Carlos Calvo a contesté l’idée des États-Unis selon laquelle il existait une norme minimale universelle en matière de droits de propriété, affirmant au contraire le droit des États à établir leurs propres lois et à résoudre les conflits devant les tribunaux nationaux.

Dans les années 1920 et 1930, les gouvernements révolutionnaires de Russie, du Mexique et d’ailleurs ont commencé à invoquer la doctrine juridique de Calvo pour justifier leurs programmes de nationalisation massive - au grand dam de la Société des Nations, impuissante.

Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont entrepris de construire une nouvelle architecture mondiale pour le capitalisme. Au centre de ce cadre devaient se trouver trois institutions : le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et l’Organisation internationale du commerce (OIC).

En plus de régir le commerce mondial, l’OIC aurait établi des normes internationales pour la protection des investisseurs. Les États importateurs de capitaux ont toutefois considéré qu’il s’agissait d’une attaque contre la doctrine Calvo et ont réussi à atténuer les protections à tel point que les investisseurs américains, qui étaient les principaux partisans de l’OIC, sont devenus ses plus fervents opposants. Le projet a été discrètement abandonné.

Amitié, commerce et coups d’état

Même s’ils auraient préféré que l’OIC soit adopté dans sa forme initiale, les investisseurs américains n’ont pas été désavantagés par son rejet. Leur nouvel État hégémonique était en mesure de faire respecter leurs droits de manière fiable dans le monde entier par la menace de sanctions et, si nécessaire, de coups d’État.

Selon le chercheur Noel Maurer, ce système a été très efficace, puisqu’il a permis d’obtenir au moins une compensation à la valeur du marché dans la grande majorité des litiges relatifs aux ressources naturelles. Dans d’autres secteurs, où les taux de marché équitables sont plus difficiles à évaluer, les archives du département d’État montrent que la majorité des investisseurs étaient satisfaits de l’indemnisation reçue.

Cela ne veut pas dire que le système était idéal. Le gouvernement américain était souvent pris entre les exigences des investisseurs et la géostratégie de la guerre froide.

Lorsque le président indonésien Sukarno a nationalisé les actifs américains, le président Lyndon B. Johnson a plaidé auprès du Congrès pour permettre la poursuite des flux d’aide, en disant : "Si nous coupons toute assistance, Sukarno se tournera probablement vers les Russes." Le Congrès a insisté pour couper toute aide et Sukarno, comme prévu, s’est tourné vers les Russes. Pour corriger cette erreur de calcul stratégique, il a fallu un coup d’État soutenu par les États-Unis, suivi du génocide d’au moins un demi-million d’Indonésiens approuvé par les États-Unis.

À Cuba, il n’y a pas eu de seconde chance. Après avoir renversé le régime de Fulgencio Batista soutenu par les États-Unis et nationalisé les actifs américains, Fidel Castro a néanmoins exprimé son intérêt pour une alliance. Le lobbying exercé par des investisseurs furieux a toutefois rendu la chose politiquement impossible pour le président américain Dwight Eisenhower. Castro est rabroué et se tourne définitivement vers l’URSS.

Dans les deux cas, il était dans l’intérêt de toutes les parties concernées d’éviter un conflit ouvert. Lauge Poulsen, co-auteur de The Political Economy of the Investment Treaty Regime, compare les différends en matière d’investissement de cette époque à un jeu de la poule mouillée. Engagés sur la voie d’un désastre mutuel, les deux pays peuvent néanmoins refuser de céder s’ils pensent que l’autre pourrait le faire en premier.

Le problème dans le jeu de « la poule mouillée » est celui de l’information imparfaite - l’incertitude quant au niveau d’engagement de l’autre. En ce qui concerne les différends en matière d’investissement, il faut un ensemble de principes mutuellement acceptés permettant de juger du bien-fondé de la demande d’un investisseur dans chaque cas, principes qui pourraient servir de points de convergence dans les négociations diplomatiques.

Dans les années d’après-guerre, les États-Unis ont cherché à atteindre cet objectif par le biais d’un réseau de traités d’amitié, de commerce et de navigation [Friendship, Commerce and Navigation (FCN) en anglais, ndlr]. Dépourvus de tout moyen d’application, ces traités servaient uniquement à graisser les rouages de négociations de bonne foi.

Le nouvel ordre économique international

Le programme FCN américain s’est rapidement arrêté, mais le bouleversement du droit international des investissements s’est poursuivi à un rythme soutenu.

Alors que les pays gagnaient leur liberté politique, ils se retrouvaient généralement dépourvus de toute indépendance économique réelle. Le plus exaspérant est que leurs maîtres coloniaux avaient souvent cédé leurs ressources naturelles à des conditions ridiculement généreuses. Ces nouveaux États indépendants n’avaient ni l’esprit, ni la capacité de payer des compensations pour la nationalisation de ces actifs pillés. Au lieu de cela, ils ont commencé à exproprier les biens étrangers en nombre record.

La question a atteint son paroxysme en 1974 lorsque, forts de la flambée des prix des matières premières, les pays en développement se sont associés au sein des Nations unies pour proposer le Nouvel ordre économique international « calvoïste » (NOEI). Le NOEI affirmait, entre autres, le droit des États à exproprier les actifs étrangers, à verser des compensations conformément aux lois nationales et à arbitrer les différends devant les tribunaux nationaux.

Grâce à la puissance diplomatique et militaire de leur gouvernement, les investisseurs américains ont continué à recevoir une compensation complète dans pratiquement tous les cas d’expropriation. Cependant, en Europe, le NOEI a provoqué un sentiment de crise.

La réponse des juristes occidentaux a été une source particulière d’inquiétude. "Certains juristes internationaux influents en Occident pensaient que la compensation intégrale n’était pas applicable dans le cas de la Russie", explique Nicolás Perrone, auteur de Investment Treaties and the Legal Imagination.

"Pendant l’entre-deux-guerres, ils ont fait valoir que le droit international ne pouvait pas avoir de règles susceptibles d’empêcher un pays de choisir son propre système économique. L’une des choses que les investisseurs des années 1960 craignaient le plus était qu’ils puissent appliquer cette même doctrine au moment postcolonial."

Depuis au moins la débâcle de Suez en 1956, les investisseurs français et britanniques étaient de plus en plus conscients de l’incapacité de leurs gouvernements à défendre de manière fiable leurs actifs contre l’expropriation. Le NOEI ressemblait à leur pire cauchemar qui devenait réalité.

Les investisseurs allemands, en revanche, avaient été plus prévoyants. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils avaient perdu la quasi-totalité de leurs actifs à l’étranger, saisis par les puissances alliées. Militairement et diplomatiquement affaibli, le gouvernement allemand était incapable de les récupérer.

Désireuse de rassurer ses investisseurs méfiants, l’Allemagne de l’Ouest a institué un régime d’assurance contre l’expropriation soutenu par le gouvernement, appuyé par un réseau de traités bilatéraux d’investissement (TBI) - similaires dans leur forme aux FCN américains. La déclaration du NOEI a conduit directement à l’adoption du TBI par le Royaume-Uni et à l’accélération du programme naissant de la France.

L’entrée de Hermann Josef Abs

Il existait une autre vision de ce que pouvaient être les traités d’investissement, une vision qui allait exercer une forte influence sur le développement du droit international de l’investissement.

Au lieu de servir de dispositifs de coordination pour des négociations diplomatiques informelles, les traités d’investissement pourraient servir de contrats entre les investisseurs et leur gouvernement d’accueil, signés au nom de l’investisseur par son État d’origine. Ces traités ne seraient pas seulement des mots chaleureux, mais donneraient aux investisseurs la possibilité de poursuivre les États qui violent leurs engagements.

Ce système, l’ISDS, est apparu non pas dans les couloirs du Congrès ou de Whitehall, mais dans ceux de la Chambre de commerce internationale (CCI) à Vienne. Certains investisseurs avaient signé des contrats avec des États qui autorisaient l’ISDS, et pendant l’entre-deux-guerres, la CCI a arbitré de nombreux litiges de ce type. Pourtant, la CCI a constaté qu’il n’y avait aucun moyen de forcer les États à payer leurs amendes, et que le nombre d’investisseurs ayant signé de tels contrats était de toute façon limité.

En 1947, la CCI a proposé une charte qui étendrait effectivement l’ISDS à tous les investisseurs, tout en rendant les décisions des arbitres réellement exécutoires. Ce projet a échoué, mais la CCI a réussi à faire adopter son mécanisme d’exécution par l’ONU, en 1958, sous la forme de la Convention de New York.

Les décisions de l’ISDS étaient désormais applicables, mais le nombre d’investisseurs couverts par le système restait faible - limité à ceux qui avaient signé des contrats le permettant, ou qui étaient couverts par des lois nationales. Il n’existait pas non plus de norme sur la manière dont les arbitrages devaient être menés, ni sur les règles que les États devaient respecter.

Le relais a été pris par Hermann Josef Abs, un banquier et industriel de l’Allemagne de l’Ouest. En tant que directeur de la Deutsche Bank pendant la guerre, Abs avait contribué à superviser l’expropriation des Juifs d’Europe ; en tant que directeur du fabricant de gaz toxiques IG Farben, il avait largement contribué à leur extermination.

Abs, cependant, est indigné par un autre crime - la saisie en temps de guerre des avoirs étrangers de l’Allemagne. En réponse, Abs entreprend de remanier la proposition de 1947 de la CCI pour en faire ce qu’il appelle une "Grande Charte du capitalisme". En 1957, Abs fait le tour de l’Europe et de l’Amérique du Nord pour présenter son plan comme une solution à l’insubordination croissante dans les pays du Sud, et fait ensuite équipe avec Sir Hartley Shawcross de Shell.

La proposition était ambitieuse. À l’instar des traités FCN des États-Unis, sa définition de l’expropriation incluait "l’expropriation indirecte" : une réglementation ou une taxation excessivement contraignante qui n’allait pas jusqu’à une saisie réelle. Un critique contemporain a noté : "Il est difficile de déterminer où finit la privation indirecte de la propriété et où commence, par exemple, la fiscalité, la législation en matière d’urbanisme ou la réforme du droit de la propriété."

Contrairement aux traités américain ou européen, cependant, la proposition Abs-Shawcross serait appliquée par le biais de l’ISDS : les investisseurs pourraient poursuivre les États devant un tribunal international.

Comment la Banque mondiale a résolu le cercle vicieux

Abs a présenté la proposition à la Communauté économique européenne (CEE), suggérant que le groupe puisse refuser son aide aux pays qui refusent de signer. La CEE n’était toutefois pas intéressée par une proposition aussi controversée, qu’un contemporain a décrite comme "un énoncé de termes de banquier que l’on cherche à élever à la dignité de la loi".

Une version édulcorée a été présentée par l’OCDE en 1962, mais elle a succombé à l’opposition des importateurs de capitaux que sont la Grèce et la Turquie.

Ce rêve semblait n’aboutir à rien. Pour que le plan fonctionne, il fallait le soutien des États importateurs de capitaux du Sud. Pour cela, l’OCDE s’est tournée vers la Banque mondiale.

La Banque mondiale a adopté la stratégie adoptée par la CCI dix ans plus tôt : elle a dépouillé la proposition de ses éléments les plus controversés, à savoir les normes minimales auxquelles les États seraient soumis, pour ne laisser qu’un ensemble de règles régissant la procédure d’arbitrage, en créant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) en 1965. Pourtant, même l’obtention du consentement pour le CIRDI nécessiterait du tact.

"La manière dont les consultations sur le CIRDI ont été organisées dans les années 1960 suggère que la Banque mondiale était très, très consciente du fait que ces pays, s’ils délibéraient réellement sur cette convention, avaient peu de chances de la signer", explique Taylor St John, auteure de The Rise of Investor-State Arbitration.

"Il y a eu quatre conférences régionales, mais la Banque mondiale a prétendu qu’elle ne pouvait pas faire circuler les documents entre ces conférences parce que cela serait ’trop cher’. Vous avez donc, par exemple, un fonctionnaire argentin qui présente ce qui pourrait être des arguments convaincants contre le CIRDI, et des fonctionnaires indiens et nigérians qui disent des choses très similaires - mais ces trois fonctionnaires n’ont pas pu s’entendre, et n’ont donc pas pu former une opposition unie."

Cette stratégie a connu un succès retentissant. Sur les 30 membres fondateurs du CIRDI, seuls neuf étaient issus de pays à haut revenu, et dix-sept venaient de la seule Afrique.

Les observateurs contemporains étaient impressionnés, notant que la Banque mondiale avait réussi à "engager les gouvernements des États importateurs de capitaux, sans éveiller indûment leurs susceptibilités en tant que membres souverains et égaux de l’ONU. Ils se sont rapprochés le plus possible de la résolution de ce problème particulier".

L’essor de l’ISDS

Toutefois, pour que le système devienne pleinement opérationnel, les États devaient encore se lier par des obligations substantielles. L’innovation stratégique de la Banque mondiale a été de laisser cette étape aux négociations bilatérales entre États, évitant ainsi la résistance unie des importateurs de capitaux.

Les gouvernements allemand et suisse étaient au courant de cette stratégie dès 1962, et les groupes industriels suisses dès 1966. Pourtant, ces deux pionniers des TBI ont choisi de ne pas inclure l’ISDS dans leurs traités. Ils ont plutôt opté pour des TBI qui fonctionnaient de la même manière que les FCN américains : comme des points focaux pour les négociations diplomatiques, plutôt que comme des engagements juridiquement exécutoires.

L’Allemagne craignait que l’ISDS ne lui ôte son pouvoir discrétionnaire de poursuivre ou non des plaintes et ne transforme ainsi "chaque cas d’expropriation en un litige international ayant une pertinence politique". C’est exactement le problème qui a frustré les fonctionnaires du département d’État américain en 1974, lorsque plusieurs investisseurs américains dans le secteur de l’aluminium ont lancé des litiges devant le CIRDI, fondés sur des contrats, contre la Jamaïque - un proche allié, mais qui risquait d’être poussé dans l’orbite soviétique.

C’est peut-être le lobbying des fonctionnaires de la Banque mondiale, et en particulier du secrétaire général du CIRDI, Aron Broches, qui a permis de surmonter l’opposition européenne. L’adoption précoce de l’arbitrage du CIRDI dans les TBI européens a suivi de près la tournée de lobbying de Broches dans les capitales du continent, et les clauses que ces gouvernements ont insérées dans leurs traités étaient presque identiques aux clauses types que Broches avait emportées avec lui.

L’influence de Broches provenait non seulement de ses relations de travail étroites avec les gouvernements européens, mais aussi de son rôle en tant que fonctionnaire de la Banque mondiale - un rôle qui lui donnait de la crédibilité dans le monde en développement. Les négociateurs britanniques de TBI ont noté que, si les partenaires de négociation semblaient hésiter sur la clause CIRDI, il pouvait être utile de mentionner que Broches avait approuvé sa formulation.

Les Etats qui ont adopté l’ISDS à cette époque l’ont généralement considéré comme une innovation technique et un complément à la négociation interétatique - et non comme l’émergence d’un nouveau système fondé sur le contentieux. En effet, l’adoption de l’ISDS dans les TBI à partir de 1968 n’a pratiquement pas eu d’effet immédiat : il a fallu attendre 1987 pour que le CIRDI entende son premier différend fondé sur un traité.

C’est peut-être la raison pour laquelle il existe très peu de preuves que les investisseurs ont été fortement impliqués dans la création du CIRDI ou dans le lobbying en faveur de l’utilisation de l’ISDS dans les TBI. Les seules preuves du lobbying des entreprises sont essentiellement fragiles et circonstancielles. Pourtant, l’absence de preuve n’est pas une preuve d’absence.

"L’une des choses auxquelles j’ai été confronté est la manière dont nous interprétons le silence", dit St John. "Est-ce que cela signifie qu’ils n’étaient pas actifs, ou est-ce que cela signifie que nous n’avons pas trouvé les endroits où ils auraient pu avoir des conversations et essayer vraiment d’être actifs ?".

Dans un livre publié en février, Nicolás Perrone rassemble ces fragments, affirmant qu’ils s’additionnent pour montrer l’intérêt soutenu des investisseurs pour le système - du moins ceux qui ont des liens avec le secteur extractif.

Les années 1990 et le big bang

Dans les années 1990, tout allait changer. Non seulement l’ISDS allait se répandre dans le monde entier, mais il allait prendre une nouvelle signification, beaucoup plus proche de celle voulue par Abs, Shawcross et la CCI.

De même que le boom des prix des produits de base dans les années 1970 avait permis aux pays du Sud d’imaginer et d’exiger un nouvel ordre économique international, l’effondrement et la crise de la dette des années 1980 ont fait bouger le sol sous leurs pieds. De plus, avec l’effondrement de l’URSS, de nombreux pays en développement qui avaient défendu le NOEI ont soudainement perdu une source essentielle d’aide, de commerce et de protection diplomatique.

Ces deux changements historiques ont produit des gouvernements désireux d’entrer dans la sphère d’influence des États-Unis et d’attirer les investissements étrangers. Pris par surprise par leur victoire soudaine à l’Est comme au Sud, les Etats-Unis ont cherché à verrouiller les réformes poursuivies par ces gouvernements en réorientant leur programme d’accords bilatéraux d’investissement - en tirant enfin pleinement parti de l’ISDS.

Plutôt que de servir de points de convergence informels pour les négociations diplomatiques, avec l’ISDS comme un ajout technique mineur, ces traités serviraient principalement d’instruments pour contraindre juridiquement les États à adopter certaines politiques.

En Pologne, les États-Unis se sont empressés de signer un TBI avec le général communiste réformateur Wojciech Jaruzelski, verrouillant son programme de libéralisation avant que les élections du pays ne puissent avoir lieu - des élections qui semblaient susceptibles de transférer le pouvoir au syndicat Solidarność, une entité inconnue à Washington.

En Argentine, la crise de la dette a provoqué une spirale hyperinflationniste à laquelle le gouvernement a répondu par une série de réformes favorables aux investisseurs, notamment des privatisations massives et l’ancrage du peso au dollar. Les États-Unis ont proposé au président Carlos Menem un TBI, qui servirait de signe tangible de réussite sur le plan national, en échange de la signature de l’ISDS - désavouant une fois pour toutes la doctrine Calvo, tout en inscrivant ses réformes dans le droit international. Après de nombreux allers-retours, Menem a accepté.

Les petits États en développement ont subi des réorientations similaires, cherchant à se rapprocher de l’Occident en échange de financements et d’investissements. Les traités bilatéraux d’investissement étaient considérés comme un moyen de signaler leur nouvelle loyauté et, surtout, d’attirer des investissements étrangers directs.

L’augmentation soudaine de la demande d’investissements occidentaux a fait prendre conscience à ces pays qu’ils étaient en concurrence les uns avec les autres, ce qui a déclenché une explosion de TBI - et une expansion rapide de l’ISDS dans le monde entier.

Dans ses entretiens avec les négociateurs des pays en développement, Lauge Poulsen a constaté que la promotion des investissements était la raison principale de leur désir de s’engager dans l’ISDS. La signature d’un TBI était considérée comme une garantie crédible pour les investisseurs étrangers qu’ils ne seraient pas expropriés, ce qui permettait à la fois de diminuer le risque pour eux directement et de réduire le prix de l’assurance des investissements.

Cette croyance dans le pouvoir de promotion de l’investissement du TBI a été encouragée surtout par la Banque mondiale, malgré l’absence de preuves à l’appui. En 1990, la Banque mondiale a mené une enquête auprès d’investisseurs occidentaux pour évaluer l’importance de l’ISDS dans leur prise de décision, mais elle a constaté que seuls "des conseillers professionnels, tels que des comptables ou des banquiers d’affaires, seraient des personnes à même de se préoccuper d’une telle minutie".

Le gouvernement britannique a également reconnu en privé qu’il était "probablement irréaliste de s’attendre à ce qu’un investisseur individuel soit très préoccupé par [l’ISDS]", mais a proclamé en public que l’ISDS "encouragerait de nouveaux investissements substantiels dans le tiers monde".

Des études récentes ont confirmé que, comme le suggéraient les premières enquêtes de la Banque mondiale, l’ISDS n’a pratiquement aucun impact sur les décisions des investisseurs. L’une des raisons en est que le coût exorbitant, tant sur le plan de la réputation que sur le plan financier, du lancement d’un différend dans le cadre de l’ISDS limite son attrait pour toutes les entreprises, sauf les plus grandes. Celles dont le chiffre d’affaires annuel est supérieur à 1 milliard de dollars et les personnes dont la fortune personnelle dépasse 100 millions de dollars ont reçu 94 % de toutes les indemnités versées dans le cadre de l’ISDS.

"Il est évident que certaines entreprises ont utilisé le système avec succès, mais, pour un certain nombre de raisons, il est peu probable que l’existence de l’ISDS dans les traités d’investissement entre en ligne de compte dans la prise de décision de la plupart des entreprises concernant l’implantation d’usines, de mines ou d’autres actifs physiques", explique M. St John.

Le retour de bâton de la mondialisation

En 1995, alors que la frénésie des TBI était à son comble, les juristes commerciaux ont commencé à s’en rendre compte. "Des explorateurs sont partis à la découverte d’un nouveau territoire pour l’arbitrage international", a écrit l’arbitre Jan Paulsson. "Ils ont déjà débarqué sur quelques îles, et ils ont préparé des cartes montrant un vaste continent au-delà".

Paulsson a noté que les TBI avaient discrètement étendu l’ISDS à un grand nombre d’investisseurs étrangers, fréquemment couplé à une définition expansive, de style américain, de l’"expropriation". Ces deux tendances, écrit Paulsson, "pourraient donc élargir considérablement le champ des litiges arbitrables".

Le flot de poursuites judiciaires s’est rapidement transformé en inondation. Dans l’ensemble du Sud, les gouvernements ont commencé à ressentir la morsure de traités dont ils avaient gravement sous-estimé le caractère exécutoire. Les gouvernements des pays du Nord, quant à eux, ne s’attendaient pas à être eux-mêmes poursuivis en justice, surtout pour des législations environnementales ou sanitaires inoffensives.

Le Canada s’est rapidement retrouvé poursuivi pour son opposition à un additif toxique pour l’essence, tandis que l’Allemagne était poursuivie pour ses restrictions sur les centrales électriques au charbon et l’Australie pour son exigence d’un emballage neutre pour les cigarettes. Le Canada et l’Allemagne ont réglé leurs procès et sont revenus sur leurs réglementations, tandis que l’Australie a gagné, au prix de près de 24 millions de dollars de frais de justice non recouvrables.

Depuis lors, les experts craignent que dans les années à venir, des pays soient poursuivis pour des mesures prises pour contrôler la pandémie de Covid-19 ou pour soutenir la transition vers une énergie propre.

Dans son article de 1995, Paulsson notait que le système émergent était fragile, passant largement sous le radar des gouvernements et de leurs citoyens. Il écrivait : "Les perspectives d’avenir de cette évolution de l’arbitrage international dépendront peut-être de la capacité des gouvernements nationaux - dont beaucoup n’ont peut-être pas mesuré toutes les implications des nouvelles obligations conventionnelles évoquées dans cet article - à prendre peur et à faire marche arrière.

"Cela peut à son tour dépendre du degré de sophistication dont font preuve les arbitres lorsqu’ils sont appelés à porter un jugement sur les actions gouvernementales. L’arbitrage sans privation est un mécanisme délicat. Un seul incident d’un arbitre aventurier dépassant le cadre de sa compétence dans une affaire sensible peut suffire à générer une réaction négative."

Et il y a eu un retour de bâton. L’Équateur, la Bolivie et le Venezuela se sont retirés du CIRDI, tandis que des pays comme l’Afrique du Sud, l’Indonésie et l’Inde ont résilié de nombreux TBI de manière unilatérale.

Pourtant, chaque réaction n’a pas abouti à une renonciation totale à l’ISDS. Bien que la Bolivie, l’Équateur et le Venezuela se soient tous retirés du CIRDI, ils restent parties à d’autres forums d’arbitrage qui ont vu le jour dans les décennies qui ont suivi 1965, et n’ont pas encore dénoncé la Convention de New York. Si l’Afrique du Sud, l’Indonésie et d’autres pays ont résilié bon nombre de leurs TBI, ils restent liés à l’ISDS par d’autres moyens - lois nationales, contrats et accords commerciaux.

"Ces fonctionnaires sont confrontés à deux publics", déclare St John. "D’une part, pour leur public national, ils veulent dire des choses qui les aideront à être réélus ou à apaiser la colère du public. D’autre part, pour les divers publics internationaux, ils sont probablement confrontés à une variété d’autres pressions et ne veulent peut-être pas faire quoi que ce soit qui puisse nuire à leur réputation."

Des efforts de réforme multilatérale sont actuellement en cours à l’ONU, mais les discussions tendent vers un rafistolage des procédures ou, ce que préfère l’Union européenne (UE), vers la création d’un tribunal permanent et multilatéral.

La voix la plus forte dans les négociations ne semble pas être celle des investisseurs, mais celle de la communauté des avocats commerciaux qui s’est constituée autour du système et dont les moyens de subsistance dépendent de son maintien.

Les groupes représentant les praticiens de l’ISDS ont constitué la majorité des participants non gouvernementaux à chaque session du groupe de réforme de l’ISDS de l’ONU. La dernière session, qui s’est achevée en février, a vu la participation de 42 groupes de praticiens, contre seulement six groupes de pression des entreprises et un seul représentant du mouvement syndical international.

Si l’UE parvient à ses fins, l’ISDS pourrait évoluer vers un système plus rationnel, voire même un système qui ne profiterait pas uniquement à une petite minorité d’investisseurs. Mais cela représenterait aussi un pas de plus vers la réalisation d’un rêve qui, à ses débuts, a été rejeté comme un "énoncé de conditions de banquier cherchant à être élevé à la dignité de la loi".

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