« Depuis trente ans, le droit international du commerce et de l’investissement l’emporte sur le droit de l’environnement »
Photo: Morgre / CC BY-SA 3.0

Le Monde | 17 novembre 2022

« Depuis trente ans, le droit international du commerce et de l’investissement l’emporte sur le droit de l’environnement »

Les institutions et les règles qui organisent la mondialisation constituent un obstacle majeur à la mise en place de toute mesure efficace de protection de l’environnement et de réponse à l’urgence climatique, estime un collectif de chercheurs spécialistes des politiques internationales dans une tribune au « Monde ». Elles doivent donc être réformées.

Emmanuel Macron vient d’annoncer sa décision de retirer la France du traité sur la charte de l’énergie (TCE), au motif d’une recherche de « cohérence avec l’accord de Paris » [de 2015] et de « l’impératif de réduction des émissions de CO2 ».

Si cette décision, fruit d’une mobilisation citoyenne de plusieurs années, doit encore se concrétiser, si possible par un retrait coordonné du TCE par l’Union européenne (UE) dans son ensemble, il ne faudrait ni la sous-estimer ni en exagérer l’importance. C’est en effet, sans doute, l’une des toutes premières fois que des règles ou institutions nées avec la mondialisation sont officiellement reconnues comme antinomiques avec la lutte contre le réchauffement climatique. Il en reste donc de nombreuses autres.

Signé en 1994 et entré en vigueur en 1998, le TCE a été pensé, rédigé et ratifié (le 27 mai 1999 en France) au moment où l’expansion de la mondialisation néolibérale battait son plein. Il visait à encourager et à protéger les investissements directs étrangers (IDE) dans le secteur de l’énergie, en particulier dans les pays de l’ex-Union soviétique. Aux côtés de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et d’innombrables accords bilatéraux de libéralisation du commerce et de protection des investissements étrangers, il a contribué à mettre sur pied un édifice international de règles de droit et d’institutions qui constituent une restriction forte à la mise en œuvre de politiques climatiques ambitieuses.

A tel point que l’on peut parler d’un « schisme de réalité » pour caractériser le pare-feu existant entre des négociations sur le réchauffement climatique qui n’ont jamais été en mesure de s’attaquer aux règles et aux institutions de la mondialisation, et un droit international du commerce qui n’a pas été revu et modifié à l’aune de l’impératif climatique. Lors de la COP21, l’UE avait ainsi obtenu qu’aucune « mention explicite du commerce » et des questions de propriété intellectuelle ne soit insérée dans l’accord de Paris.

Une arme de dissuasion massive

Cette dichotomie vient de loin. L’article 3.5 de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CNNUCC) la sacralise très clairement en indiquant qu’il n’est pas question que « les mesures prises pour lutter contre les changements climatiques (…) constituent un moyen d’imposer des discriminations arbitraires ou injustifiables sur le plan du commerce international, ou des entraves déguisées à ce commerce ».

Depuis trente ans, c’est donc une constante : le droit international du commerce et de l’investissement l’emporte sur le droit de l’environnement et l’urgence climatique, et jamais les conférences sur le changement climatique des Nations unies n’ont pu aborder la question.

Sur un versant, charge à l’OMC, au TCE et aux accords bilatéraux d’instituer et de faire respecter les règles contraignantes et appliquer les mécanismes de conformité et de sanction qui organisent l’économie mondiale et ses soubassements énergétiques.

Et sur l’autre versant, charge à l’ONU et aux négociations sur le climat de formuler des principes généraux et des engagements volontaires pour maintenir la planète dans des limites climatiques réputées vivables, sans questionner les règles et institutions de la mondialisation. Ce pare-feu, que l’accord de Paris n’a pas levé, fonctionne comme une arme de dissuasion massive à l’égard des meilleures volontés de lutte contre les dérèglements climatiques.

Ainsi, depuis vingt ans, plusieurs dispositifs de soutien aux énergies renouvelables ont été jugés non conformes aux règles commerciales de l’OMC, que ce soit au Canada (affaire DS412), en Inde (affaire DS456) ou aux Etats-Unis (affaire DS510). Jugés plus favorables aux entreprises locales qu’à leurs potentiels concurrents étrangers (ce qui est pourtant souvent une condition pour rendre les politiques de transition énergétique acceptées par les populations), ces dispositifs ont dû être abandonnés ou revus à la baisse.

Une brèche notable dans ce pare-feu

De son côté, l’Alena (accord de libre-échange nord-américain) [de 1994] a permis à des entreprises nord-américaines d’utiliser leurs filiales au Canada et aux Etats-Unis pour remettre en cause les décisions respectives de l’autre partie de ne pas autoriser la construction d’un oléoduc (TC Energy-Keystone XL) et de restreindre l’exploitation d’hydrocarbures de schiste (Lone Pine Resources, au Québec).

Quant au TCE, il a permis à des industriels de poursuivre des Etats souhaitant fermer des centrales au charbon (aux Pays-Bas), d’interdire des forages pétroliers offshore (en Italie), de restreindre l’utilisation de la fracturation hydraulique (en Slovénie), ou d’adapter des mesures de soutien aux énergies renouvelables à l’évolution des besoins et des capacités du pays (en Espagne et en France).

Voir donc l’Espagne, les Pays-Bas, désormais la France, et peut-être prochainement l’Allemagne, annoncer leur retrait du TCE, notamment en faisant référence à l’urgence climatique, ouvre donc une brèche notable dans ce pare-feu qui pouvait jusqu’ici paraître inviolable : les institutions de la mondialisation, dont les principes qui les fondent ne tiennent aucun compte des immenses défis climatiques et énergétiques auxquels nous sommes confrontés, ne sont pas une malédiction indépassable.

Une brèche s’est ouverte. Il est trop tôt pour savoir si elle sera rapidement colmatée – le risque existe. Mais celles et ceux qui aspirent à voir des politiques climatiques plus ambitieuses capables de « gouverner » les investissements étrangers et les pratiques des entreprises multinationales, capables de faciliter la relocalisation des activités économiques et d’orienter les marchés publics, devraient s’y engouffrer. Il est temps de rénover les institutions et les règles qui organisent la mondialisation.

Cela suppose tout d’abord de soustraire sans délai tous les enjeux relatifs à la transition énergétique aux traités de protection des investisseurs et accords de libre-échange (ALE) dotés d’un chapitre de protection des investissements. La France compte quatre-vingt-trois des premiers, et est engagée dans nombre d’ALE comportant des dispositions similaires, qui impliquent les mêmes risques : c’est par exemple par le biais de l’accord France-Russie que les porteurs du projet « Montagne d’or », en Guyane, ont entamé un contentieux arbitral contre la France.

Mais il importe aussi de réfléchir aux instruments de droit dont nous avons besoin pour soutenir la bifurcation énergétique. L’énergie pourrait faire l’objet d’un traité international qui encourage, facilite et protège, de façon préférentielle, l’investissement public dans les énergies renouvelables. Il pourrait par exemple prévoir la création d’un traitement spécial et différencié « climat », défini à partir de l’accord de Paris et des principaux accords multilatéraux sur l’environnement, sous la supervision et le contrôle de conformité de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques.

Les investisseurs étrangers bénéficieraient évidemment des garanties offertes par le droit domestique général, très largement protectrices dans la plupart des pays, mais devraient aussi se conformer à un certain nombre d’obligations internationales en matière sociale et environnementale ; ils devraient aussi accepter des mesures autorisant le soutien préférentiel aux acteurs économiques domestiques dès lors que leurs projets contribuent aux plans climat nationaux.

La France, et plus largement l’Union européenne, plutôt que s’arc-bouter sur des principes surannés, devraient s’en emparer pleinement. Dès la COP27, qui s’est ouverte le 6 novembre à Charm El-Cheikh (Egypte).

Les signataires : Stefan Aykut, sociologue ; Amélie Canonne, juriste en droit international ; Maxime Combes, économiste ; Amy Dahan, historienne des sciences ; Nicolas Roux, socio-anthropologue ; Lora Verheecke, chercheuse.

Fuente: Le Monde