Un tribunal de la CCS déclare la Pologne coupable d’expropriation après qu’elle ait ordonné à une banque luxembourgeoise de céder ses parts

IISD | 27 juin 2019

Un tribunal de la CCS déclare la Pologne coupable d’expropriation après qu’elle ait ordonné à une banque luxembourgeoise de céder ses parts

par Gladwin Issac

PL Holdings Sàrl c. la République de Pologne (Affaire CCS n° V2014/163)

Dans sa décision finale du 28 septembre 2017, un tribunal de la CCS ordonnait à la Pologne de verser 176 millions EUR à une société d’investissement privée basée au Luxembourg, après avoir conclu que la cession forcée de la participation de la société dans une banque équivalait à une expropriation au titre du TBI Luxembourg-Pologne. Le tribunal conclut notamment que bien que le demandeur n’avait pas été privé de son investissement, les restrictions imposées par l’autorité bancaire polonaise limitaient gravement certains droits faisant partie de l’investissement, privant donc le « demandeur de la pleine jouissance de ses droits de propriété au point de constituer une expropriation » (para. 320, Décision partielle).

Le contexte et les recours

Capital PL Holdings S.a.r.l., entité basée au Luxembourg et filiale en propriété exclusive d’Abris CEE Mid-Market Fund L.P. (Abris), avait investi dans deux banques polonaises qui furent ensuite fusionnées pour donner naissance à FM Bank PBP (la banque), devenant ainsi actionnaire à 99,5 pour cent.

Suite à la fusion, KNF, l’autorité bancaire polonaise, avait lancé une série de mesures signalant certaines irrégularités dans la gestion. En avril 2014, KNF émit un ordre suspendant l’exercice du droit de vote du demandeur, et exigeant qu’il vende l’intégralité de sa participation dans la banque avant le 31 décembre. Bien que KNF eut rétracté l’ordre en juillet 2014, la restriction relative au droit de vote resta en vigueur. De plus, KNF lança une procédure contre le demandeur en vue d’imposer de nouveau la vente forcée de ses parts. En novembre 2014, KNF émit un troisième ordre exigeant du demandeur qu’il vende l’intégralité de ses parts avant le 30 avril 2015.

Malgré le fait qu’elle avait assuré au demandeur qu’elle réexaminerait le troisième ordre, KNF reporta la date butoir du réexamen à plusieurs reprises, laissant au demandeur un temps limité pour procéder à la vente de ses parts et éviter ainsi des sanctions administratives. Le 26 novembre 2014, le demandeur déposa une demande d’arbitrage, alléguant que les mesures adoptées par KNF équivalaient à une expropriation de son investissement sans indemnisation, en violation du TBI.

Le tribunal rejette les objections de la Pologne à la compétence, y compris l’objection intra-UE

La Pologne avait présenté deux objections tardives à la compétence du tribunal. Elle arguait d’abord que bien que le demandeur fût basé au Luxembourg, l’investisseur effectif était Abris, enregistrée à Jersey. Aussi, d’après la Pologne, « le demandeur était un simple ‘outil’ par le biais duquel Abris avait réalisé son propre investissement en Pologne et le contrôlait » (para. 273 à 275, 296, Décision partielle).

Ensuite, s’appuyant sur les articles 30 et 59 CVDT, la Pologne affirmait que les dispositions du règlement des différends du TBI étaient incompatibles avec le droit européen, et qu’après l’accession de la Pologne à l’UE, son traitement d’un investisseur d’un autre État membre de l’UE (en l’espèce le Luxembourg) était régi exclusivement par le droit européen et ne pouvait être contesté que dans les cours de l’UE ou de ses États membres (para. 302, Décision partielle). De plus, d’après la Pologne, l’article 344 TFUE donnait l’autorité exclusive de trancher le différend aux autorités judiciaires européennes.

Le tribunal décida d’examiner les objections malgré leur présentation tardive, mais les rejeta toutes deux, notant que la Pologne n’avait présenté aucun élément contredisant l’affirmation du demandeur quant à son statut d’investisseur au titre du TBI.

S’agissant de l’objection intra-UE, le tribunal, s’appuyant sur l’affaire RREF c. l’Espagne, affirma que « le traité sur lequel le tribunal se fonde représente à toutes fins pratiques la ‘constitution’ du tribunal, et c’est de cet instrument, et seulement de cet instrument que dépend l’autorité du tribunal » (para. 309, Décision partielle). Il conclut que ni l’article 30, ni l’article 59 de la CVDT n’annulait le TBI et donc n’infirmait l’autorité du tribunal de trancher le différend. Il conclut en outre que l’article 344 TFUE ne s’appliquait pas en l’espèce puisque le différend opposait l’investisseur d’un État membre de l’UE à un autre État membre, et non pas deux États membres de l’UE tel qu’envisagé au titre du TFUE.

Les mesures de la Pologne ont entrainé la privation de certains droits découlant de l’investissement, équivalant à une expropriation indirecte

Le demandeur arguait que les mesures prises par KNF l’avait privé de son droit de vote pendant près de 18 mois, dès avril 2015 jusqu’à ce qu’il soit forcé de vendre ses parts, et qu’il avait ainsi perdu des bénéfices raisonnablement anticipés. Selon lui, les deux ordres le privant de son droit de vote et l’obligeant à vendre ses parts ne satisfaisaient pas aux critères de l’expropriation licite au titre de l’article 4(1) du TBI. La Pologne rétorqua qu’elle avait tout à fait le droit de réglementer certains secteurs, sans que cela ne constitue une violation du TBI.

Dans son analyse, le tribunal observa que le demandeur n’avait techniquement pas été privé de son investissement, mais plutôt de certains droits en faisant partie, à savoir le droit de vote et le droit de disposer de son investissement comme bon lui semblait. Il se rangea du côté du demandeur sur le point que les mesures de KNF limitaient gravement ces droits, privant ainsi le demandeur de la pleine jouissance de ses droits de propriété au point de constituer une expropriation au sens du TBI.

Les mesures de la Pologne violent le principe de proportionnalité

Le demandeur ajouta que KNF ne pouvait justifier les mesures prises comme étant des réglementations de bonne foi, car elles étaient arbitraires, inappropriées et disproportionnées. Bien que le tribunal ne se prononça pas sur le droit applicable au principe de proportionnalité, il appliqua un test à trois volets pour examiner si les mesures (a) étaient appropriées pour réaliser l’objectif public légitime de KNF ; (b) étaient nécessaires à la réalisation de cet objectif, dans le sens où aucune autre mesure moins lourde n’était suffisante, et (c) n’étaient pas excessive dans le sens où ses avantages compensaient ses inconvénients.

S’agissant du premier volet du test, bien que le tribunal fût convaincu que les mesures de KNF avaient été mises en œuvre pour réaliser un intérêt public légitime important, il considéra qu’elles n’étaient pas nécessairement appropriées. Selon lui, le fait que les irrégularités de gestion et les changements apportés au comité de direction n’avaient pas été portés à l’attention de KNF ne suffisait pas à justifier les mesures, notamment puisque la situation économique et financière de la banque était stable et ne présentait aucun risque pour les dépôts des clients, et que chacune des irrégularités signalées à la banque par KNF avait été rapidement corrigée. Il ajouta que les mesures drastiques imposées par KNF étaient non seulement inutiles et injustifiées, mais aussi contreproductives en soi, concluant ainsi que le troisième volet du test était satisfait : les mesures étaient généralement excessives, puisque la situation à laquelle KNF faisait face n’était pas critique au point de les justifier.

L’ordre par la Pologne de vendre les parts violait les droits procéduraux du demandeur

En plus du recours fondé sur l’expropriation, le demandeur alléguait que, par le biais de ces mesures, KNF avait violé ses droits procéduraux, notamment en reportant à plusieurs reprises la date butoir du réexamen du troisième ordre jusqu’à ce que le demandeur soit tenu de vendre ses parts, privant donc effectivement le demandeur de son droit de faire appel et de la protection judiciaire en découlant. La Pologne affirmait quant à elle que le troisième ordre se contentait d’ordonner au demandeur de « se défaire de » ses parts (et non pas de les « vendre »), et que le demandeur avait finalement vendu ses parts de son plein gré, alors que la conclusion du réexamen était en attente.

Toutefois, le tribunal conclut que l’argument de la Pologne était indéfendable puisque la manière la plus évidente de se défaire de parts est de les vendre. En outre, il observa que KNF avait commis la « plus flagrante irrégularité procédurale » (para. 408, Décision partielle) en reportant sa décision de réexaminer le troisième et dernier ordre, empêchant ainsi le demandeur d’exercer son droit fondamental d’accéder à la justice pour obtenir réparation.

La décision et les coûts

Le tribunal conclut que la Pologne avait violé l’article 4(1) du TBI en expropriant la participation des demandeurs dans la banque par le biais de restrictions : la suspension de son droit de vote et la vente forcée de ses parts.

Dans sa décision partielle du 28 juin 2017, le tribunal détermina la formule, ainsi que la date de l’évaluation, permettant d’établir la valeur des actifs et le montant des dommages, sur la base desquels les experts ont adopté un modèle financier agréé.

Dans sa décision finale, le tribunal adopta le rapport conjoint des experts, ordonnant à la Pologne de verser au demandeur des dommages de 653 639 384 PLN (176 millions EUR), ainsi que des intérêts pré- et post-décision fixés au titre de la loi polonaise sur les dettes. Il ordonna également au pays de payer 3,5 millions EUR au demandeur au titre des frais juridiques, et divisa en deux parts égales les coûts de l’arbitrage.

Remarques : le tribunal était composé de George A. Bermann (président, nommé par la CCS, de nationalité étasunienne), de Julian D. M. Lew (nommé par le demandeur, de nationalité britannique), et de Michael E. Schneider (nommé par le défendeur, de nationalité allemande). La décision partielle est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw9378.pdf et la décision finale sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw10467.pdf

Gladwin Issac est diplômé de l’Université nationale de droit de Gujarat, en Inde.

source: IISD