La grande offensive sur les services publics

All the versions of this article: [English] [français]

AITEC | 12 octobre 2015

La grande offensive sur les services publics

Résumé exécutif

Les services publics de l’Union européenne se trouvent sous la menace des négociations commerciales internationales qui mettent en péril les droits des citoyens à des services essentiels tels que l’eau, la santé ou l’énergie, ce au bénéfice des grandes entreprises.
L’accord de l’Union européenne avec le Canada, dit CETA (pour Comprehensive economic and trade agreement, Accord économique et commercial complet en Français), dont la ratification pourrait démarrer en 2016, et le traité transatlantique (TTIP en Europe et aux États-Unis, ou TAFTA en France [1] ) en cours de négociation avec les États-Unis marquent l’acmé la plus récente de ce processus. Dans le pire des cas, ils pourraient même verrouiller les services publics dans une marchandisation dont ils ne se remettront jamais – peu importe la gravité des implications sociales.

Ce rapport met en lumière la collusion voilée existant entre les grandes entreprises et les négociateurs des accords de libre-échange dans le cadre de la politique commerciale européenne. Il montre l’agressivité des demandes des entreprises de services concernant le TAFTA et le CETA, lesquelles poussent pour une ouverture extrême des marchés dans des secteurs tels que la santé, la culture, les services postaux ou l’eau, qui leur permettrait de s’insérer sur les marchés et d’y asseoir leur domination.
Il montre également combien ceux en charge des négociations commerciales européennes déroulent le tapis rouge à l’industrie de services, à la fois dans le cadre de l’accord CETA consolidé publié en septembre 2014 et dans le texte des projets de chapitres et dans les documents de négociations relatifs au TAFTA, qui tous reflètent la liste de vœux des lobbies industriels.

Principales conclusions :

1. TAFTA et CETA portent le sceau évident de l’influence des groupes de lobbying œuvrant dans le secteur des services, créés au cours des dernières décennies dans le cadre des négociations commerciales passées (de l’AGCS notamment), tels que le lobby industriel le plus puissant d’Europe, BusinessEurope, ou encore le Forum européen des services (FES), une équipe de lobbyistes regroupant des associations d’entreprises et des entreprises telles que British Telecom ou la Deutsche Bank.

2. La relation entre l’industrie et la Commission européenne est « bi-directionnelle », puisque la Commission mobilise activement les lobbies industriels autour de ses négociations commerciales. C’est ce qu’on peut appeler du « lobbying inversé », soit « l’autorité publique qui fait du lobbying auprès des lobbies eux-mêmes ». Pierre Defraigne, ancien Directeur général adjoint de la Direction « Commerce » de la Commission européenne, parle d’une « collusion systématique entre la Commission et les cercles d’affaires ».

3. Les lobbies d’entreprises ont enregistré un immense succès avec CETA puisqu’il est conçu pour devenir le premier accord de l’Union européenne qui adopte une approche en « liste négative » concernant les engagements de libéralisation des services. Cela signifie que tous les services sont susceptibles d’être libéralisés à moins qu’une exception explicite ne soit effectuée. Cette approche marque un renoncement radical avec les listes positives utilisées jusqu’à présent dans les accords de commerce de l’UE, qui listent seulement les services que les gouvernements ont accepté de libéraliser, et excluent toute intervention sur les autres secteurs. L’approche en liste négative étend la portée d’un accord commercial de façon spectaculaire, puisque les gouvernements prennent des engagements dans des secteurs qu’ils n’identifient peut-être même pas encore, par exemple pour des nouveaux services qui émergeront dans le futur.
La même chose pourrait arriver dans le TAFTA, puisque la Commission presse les États membres de l’Union européenne d’accepter le même approche risquée afin d’accéder aux demandes des lobbies industriels.

4. Le lobbying des grandes entreprises contre l’exemption de libéralisation des services publics dans le CETA et le TAFTA s’est avéré payant puisque les deux accords s’appliquent potentiellement à tous les services. Un exemption très limitée existe seulement pour les « services fournis dans le cadre de l’exercice d’une autorité gouvernementale ». Mais mériter cette exemption exige que le service concerné ne soit fourni « ni sur une base commerciale, ni en compétition avec un ou plusieurs opérateurs économiques ». Pourtant, de nos jours, dans presque tous les services publics, les entreprises privées voisinent avec les fournisseurs publics de services – aboutissant bien souvent à une compétition féroce entre les deux. Cette exemption concerne donc seulement quelques fonctions souveraines fondamentales telles que la mise en œuvre de la loi, les fonctions judiciaires ou encore le service de banque centrale.

5. La Commission européenne suit les exigences de l’industrie visant au verrouillage des libéralisations et des privatisations actuelles ou futures, par exemple à travers les clauses « de statu quo » ou de « cliquet » - et même si ces choix passés se sont révélés des échecs. Cela menace la tendance croissante à la re-municipalisation des services de gestion et de distribution de l’eau (en France, Allemagne, Italie, Espagne, Suède et Hongrie), les réseaux d’énergie (en Allemagne et en Finlande) et les services de transport (au Royaume-Uni ou en France). Revenir sur les privatisations ratées du Service de santé du Royaume-Uni (le fameux « NHS », pour National Health Service) afin de renforcer les fournisseurs de soins agissant dans un cadre non-lucratif, pourrait être considéré comme une violation des accords CETA et TAFTA – tout comme d’éventuelles nationalisations et re-régulations dans le secteur financier, du type de celles décidées pendant la crise financière.

6. Accéder aux demandes des entreprises d’un accès sans entraves aux marchés publics nationaux pourrait restreindre la capacité des gouvernements à soutenir les fournisseurs de services locaux et non-lucratifs et accroître l’externalisation des emplois publics vers les entreprises privées, où le personnel est souvent obligé de faire le même travail dans des conditions de salaire et de bien-être dégradées. Dans le CETA, les gouvernements ont déjà accepté de soumettre plusieurs secteurs à un système d’appels d’offre transatlantiques obligatoires lorsqu’ils voudront acheter des services et des biens – un moyen efficace de privatiser en transférant progressivement les services publics à des fournisseurs privés. Les groupes de lobbying américains tels que l’Alliance pour la compétitivité des soins de santé (ACSS) et le gouvernement américain veulent réduire drastiquement le plancher à partir duquel un appel d’offres transatlantique sera obligatoire.

7. Le projet de texte le plus récent de l’Union européenne concernant les services réduit la possibilité de recourir aux « obligations de service universel » (OSU) telles que la livraison quotidienne de courrier, y compris dans des zones éloignées, sans coût additionnel, et freine la compétition des opérateurs postaux publics, en réponse directe aux demandes des grandes entreprises de messagerie comme UPS et FedEx.

8. TAFTA et CETA menacent de limiter la liberté, pour les services publics en réseau (électricité, gaz), de produire et distribuer l’énergie en fonction d’objectifs d’intérêt général, par exemple en soutenant le développement des énergies renouvelables pour combattre le changement climatique. Très peu d’États membres de l’UE ont explicitement demandé de conserver leur droit d’adopter un certain nombre de mesures relatives à la production d’électricité (seulement la Belgique, le Portugal et la Slovaquie) et les réseaux locaux de distribution d’énergie (dont la Belgique, la Bulgarie, la Hongrie et la Slovaquie).

9. L’Union européenne lorgne sur l’ouverture du marché de l’éducation via le TAFTA (formations à la gestion, cours de langue, tests d’admission dans les grandes écoles notamment). Les entreprises américaines de l’éducation présentes sur le marché européen telles que Laureate Education, Apollo Group, Kaplan Group... pourraient en bénéficier, au moins autant que l’entreprise allemande Bertelsmann, présente dans l’économie des medias, qui a récemment pris des parts dans le fournisseur de services d’éducation en ligne américain Udacity. La Commission européenne a demandé aux États membres de l’UE quelles seraient leurs « flexibilités potentielles » face à la demande américaine dans ce domaine.

10. L’industrie américaine du film veut que TAFTA permette la levée des quotas européens de contenu et des mécanismes de soutien aux industries locales du cinéma (par exemple en Pologne, France, Espagne et Italie). Des groupes de lobbying tels que l’Association américaine du cinéma (MPPA, pour Motion Picture Association of America) et le gouvernement américain se sont d’ailleurs opposé à l’exclusion des services audiovisuels du mandat de négociation européen relatif au TAFTA, obtenu par le gouvernement français. Ils essaient maintenant de limiter au maximum la portée de cette exception, par exemple en excluant la diffusion du concept de services audiovisuels – apparemment avec le soutien de groupes de lobbying européens tels que BusinessEurope et de la Commission européenne.

11. Les investisseurs tels que BlackRock engagés dans le secteur des services publics en Europe pourraient utiliser les dispositions de TAFTA et CETA sur les services financiers et la protection de l’investissement pour défendre leurs intérêts face aux régulations « pesantes », par exemple celles qui visent à améliorer les conditions de travail dans le secteur des soins de longue durée. Les groupes de lobbying tels que TheCityUK, qui représentent l’industrie financière basée au Royaume-Uni, se battent énergétiquement pour un TAFTA « complet », qui couvrirait « tous les aspects de l’économie transatlantique ».

12. Les entreprises américaines de services font également du lobbying pour que le TAFTA s’attaque aux « obstacles au commerce » telles que les réglementations relatives au travail. L’entreprise Home Instead basée aux États-Unis est un des leaders de la fourniture de services de santé à domicile pour les seniors, qui opère à travers des franchises dans plusieurs États membres de l’UE. Elle souhaite que TAFTA permette de régler le problème du « droit du travail inflexible » qui oblige l’entreprise à offrir à ses employés à temps partiel « les avantages légaux complets dont des congés payés », dont elle prétend qu’ils « accroissent inutilement les coûts des soins à domicile ».

13. La menace la plus forte pour les services publics provient sans doute des dispositions exceptionnelles de protection de l’investissement incluses dans CETA et prévues dans le TAFTA. En vertu du système de règlement des différends Investisseur-État (dit ISDS), des milliers d’entreprises américaines et canadiennes (de même que des multinationales originellement européennes qui pourraient structurer leurs investissements via des filiales aux États-Unis) pourraient poursuivre l’UE et ses États membres en raison de changements réglementaires dans le secteur des services, dont elles estiment qu’ils diminueraient leurs profits. Cela conduirait à des compensations estimées en milliards d’euros. Les politiques qui réglementent les services publics – depuis la fixation d’un tarif maximal de l’eau jusqu’à la re-municipalisation – sont déjà la cible de poursuites via l’ISDS.

14. Les différentes réserves et exemptions prévues par CETA et TAFTA sont inadéquates pour protéger efficacement le secteur public et pour assurer le caractère démocratique des choix concernant son organisation. C’est particulièrement du au fait que les exceptions ne s’appliquent généralement pas aux normes de protection des investissements les plus dangereuses et à l’ISDS, rendant de ce fait les expériences de régulation des secteurs de services sensibles tels que l’éducation, l’eau, la santé, la protection sociale ou les retraites vulnérables à tous les types d’attaques de la part des investisseurs.

Ce qui est en jeu dans des accords commerciaux comme CETA et TAFTA, c’est notre droit aux services essentiels, et bien plus, c’est notre capacité à façonner les services de tous types dans l’intérêt de la société dans son ensemble. Faute d’être strictement surveillées, les négociations commerciales rendront in fine impossible la prise de décision en faveur du bien commun.

Une mesure efficace pour protéger les services publics de cette gigantesque offensive commerciale serait de décider l’exclusion complète de tous les secteurs de services publics du champ des négociations et des accords de commerce de l’UE quels qu’ils soient. Mais cette exception absolue ne suffira pas à effacer la multiplicité des menaces que recèlent le CETA et le TAFTA, car bien d’autres dispositions mettent la démocratie et le bien-être des citoyens en danger. Tant que le CETA et le TAFTA ne protégeront pas la capacité de réglementer dans l’intérêt général, le meilleur remède reste de les arrêter complètement.

Lien vers l’étude complète


Footnotes:

[1TTIP : Transatlantic trade and investment partnership. TAFTA : Trans-Atlantic Free trade agreement.

source: AITEC