Faire du Traité sur la Charte de l’énergie un accord plus vert(ueux) : un jeu de dupes ?

CNCD 11.11.11 | 29 juin 2021

Faire du Traité sur la Charte de l’énergie un accord plus vert(ueux) : un jeu de dupes ?

Par Sophie Wintgens

Un an et cinq rounds se sont déjà écoulés depuis le lancement, à l’été 2020, du processus de négociations visant à réformer le Traité sur la Charte de l’énergie (TCE). Les négociations sont opaques et peu médiatisées. Où en est-on ? Où sont les blocages ? Peut-on encore croire à une réforme en profondeur ? Des solutions existent pour mettre ce traité anachronique et contraire aux objectifs climatiques hors d’état de nuire.

Un accord obsolète…

Du 6 au 9 juillet a lieu le 6e round de négociations visant à « moderniser » le Traité sur la Charte de l’énergie (TCE), un accord multilatéral promu dans les années 1990 par l’Europe occidentale pour sécuriser son approvisionnement énergétique et protéger les investissements en énergies des entreprises européennes dans des Etats instables et au système judiciaire défaillant. C’est à cette fin que ce traité contient un mécanisme de règlement des différends de type « ISDS » (Investor-to-State Dispute Settlement), qui permet à un investisseur étranger d’attaquer un Etat devant un tribunal d’arbitrage privé pour contester des expropriations non seulement directes (des nationalisations arbitraires) mais également indirectes (des choix politiques lésant un investisseur).

Aujourd’hui, le TCE représente un obstacle à la transition énergétique et une épée de Damoclès pour les Etats. En offrant des protections substantielles aux investissements dans le secteur des énergies fossiles, il est incompatible avec les efforts pour décarboner l’économie mondiale et viser la neutralité carbone conformément aux objectifs de l’Accord de Paris sur le climat et du Green Deal européen. De plus, en acculant les Etats à verser des indemnités exorbitantes aux investisseurs qui s’estiment lésés par des mesures en faveur des énergies renouvelables et d’une transition socialement juste, le TCE fait peser un risque financier majeur sur les États qui en sont parties prenantes.

… largement utilisé pour freiner l’action climatique

À l’origine de plus de 136 litiges majoritairement intra-européens connus à ce jour, c’est l’accord d’investissement qui génère aujourd’hui le plus d’arbitrages entre investisseurs et Etats dans le monde. L’exemple le plus récent est celui des Pays-Bas, attaqués par les entreprises allemandes RWE et Uniper suite au vote fin 2019 d’une loi visant à interdire la production d’électricité issue du charbon d’ici 2030.

Ce risque, susceptible de s’accroître à mesure que les gouvernements européens prennent des mesures climatiques plus ambitieuses, s’inscrit de surcroît dans le contexte d’une augmentation rapide ces dernières années des indemnités accordées par les arbitres ISDS. Une hausse liée à une pratique de plus en plus courante qui consiste à estimer, lors du calcul de la compensation, les éventuels bénéfices futurs qui pourraient ne plus se produire en raison de la mesure contestée. En offrant ainsi une assurance-vie et une source supplémentaire de profits aux géants de l’énergie fossile, le TCE est totalement contraire aux objectifs climatiques.

La révision ne fait pas consensus…

Malgré le caractère anachronique de cet accord, sa modernisation ne fait pas consensus. Un processus de révision du TCE, prévu tous les cinq ans, a débuté fin 2018 suite à l’adoption par l’ensemble des parties contractantes d’une liste exhaustive de 25 sujets ouverts à négociations. Mais la règle de l’unanimité qui prévaut pour modifier les dispositions du traité a toutefois réduit d’emblée les ambitions de réforme de l’Union européenne (UE), principale demandeuse.

En juillet 2019, la Commission européenne a reçu pour mandat
des Etats membres de modifier le TCE afin de l’aligner sur les nouveaux accords internationaux, dont l’Accord de Paris sur le climat, et de le rendre conforme au droit communautaire en matière de protection des investissements. Pour l’UE et ses États membres, qui représentent la moitié des signataires de ce traité, l’enjeu est de moderniser le TCE pour justifier le maintien de leur adhésion à un accord qu’ils ont jugé « dépassé ».

… et l’UE doit revoir ses ambitions

L’UE est donc la force motrice des négociations sur sa modernisation, ce qui n’est pas le cas de tous les signataires du TCE. Le Japon, soutenu par des pays exportateurs d’énergie tels que le Kazakhstan, a en revanche fermement défendu le maintien du statu quo et rejette toute modification majeure de ce traité

. Ainsi, la réforme du mécanisme d’arbitrage investisseur-Etat a directement fait l’objet d’un veto et n’a par conséquent pas pu être mise à l’agenda des négociations.

Moderniser l’ISDS figurait pourtant parmi les principales propositions de la Commission pour rendre le TCE compatible avec la transition énergétique. La seule manière pour l’UE de réduire le champ d’application de cette clause d’arbitrage, dont la compatibilité avec le droit européen est par ailleurs sujette à caution, était alors de réviser en profondeur la définition de l’activité économique dans le secteur de l’énergie. En cherchant ainsi à redéfinir les types d’activités protégées par le traité et à éliminer progressivement les combustibles fossiles, la Commission européenne s’est toutefois engluée dans un processus de négociations sans fin.

Des négociations dans l’impasse

Les négociations ont formellement débuté à l’été 2020. Cinq cycles ont eu lieu en juillet, septembre et novembre 2020 ainsi qu’en mars et juin 2021, sans toutefois aboutir à des résultats satisfaisants.

Bien que plus ambitieuse que celles des autres membres du TCE, la proposition de révision de l’UE manque d’ambition au regard des objectifs qu’elle s’est fixés puisqu’il s’agit de protéger pendant dix années supplémentaires les investissements déjà réalisés dans le secteur des énergies fossiles, ainsi que les investissements dans les centrales au gaz jusqu’au 31 décembre 2030 et les investissements dans les centrales au charbon converties au gaz et les nouveaux investissements dans les gazoducs jusqu’en 2040. Il ne s’agit donc pas de mettre totalement fin à la protection des investissements existants et futurs dans les énergies fossiles, comme l’a demandé en octobre 2020 le Parlement européen
, ce que redoutent en coulisses les multinationales de l’énergie.

Dès lors, de plus en plus d’acteurs s’accordent sur le fait que le processus de modernisation du TCE pour rendre ce traité compatible avec l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050 ne progresse pas suffisamment, voire est voué à l’échec. C’est le constat posé par plus de 500 scientifiques et personnalités investies dans la lutte contre le réchauffement climatique et partagé par plus de 1 million de citoyens dans une pétition lancée en février 2021 pour demander aux dirigeants européens de se retirer du TCE. Cette position est depuis lors politiquement endossée par un nombre croissant de parlementaires et d’États européens, qui demandent à la Commission d’envisager les modalités d’un retrait coordonné du TCE de l’UE et de ses États membres. Une solution que cette dernière pourrait envisager « si les objectifs fondamentaux de l’UE, tels que l’alignement sur l’Accord de Paris, ne sont pas atteints dans un délai raisonnable » selon les mots du commissaire et vice-président Dombrovskis, sans toutefois fixer d’échéance précise.

Les Etats européens sont divisés

Les atermoiements de l’UE à l’aube du cycle de négociations de juillet 2021 sont aussi le reflet des divisions internes. De plus en plus d’Etats membres tels que la France et l’Espagne, mais aussi la Pologne, le Luxembourg et l’Autriche, envisagent de sortir du TCE s’il devait continuer à protéger les investissements dans les énergies fossiles et cherchent des pistes pour s’en retirer ainsi que pour neutraliser la clause de survie de 20 ans

.

D’autres Etats européens comme la Suède, la Finlande, la Slovénie ou encore Malte souhaitent qu’une partie des investissements dans le gaz continuent à être protégés.

La Belgique soutient quant à elle le processus de modernisation et la stratégie visant à amender le TCE pour en faire un accord plus vert(ueux), en nourrissant l’illusion que ce traité peut être utilisé pour davantage protéger les énergies renouvelables. Elle a par ailleurs saisi la Cour de Justice de l’UE fin 2020 pour vérifier la légalité de la clause d’arbitrage ISDS

, écartant ainsi provisoirement l’option d’un retrait.
Des solutions existent pour mettre le TCE hors d’état de nuire

A l’heure où les extraits parus dans la presse du projet du prochain rapport du GIEC nous prédisent des dérèglements climatiques plus intenses et plus rapides, et à quelques mois d’une COP cruciale pour l’action climatique mondiale, faut-il continuer à réformer, quitter ou tuer le TCE ? C’est la question posée par de nombreux experts face à l’absence de résultats satisfaisants du processus de négociations en cours. Et des solutions existent.
Compte tenu des risques et des impacts négatifs du TCE sur la politique climatique et les budgets publics, l’une des options avancées est de mettre définitivement fin à ce traité. Résilier le TCE nécessite toutefois le consentement de toutes les parties contractantes

, ce qui semble compromis étant donné l’attachement de nombreux pays à ce traité.

La résiliation n’étant pas réaliste, une autre option pour l’UE et ses Etats membres serait de se retirer du TCE, seuls ou ensemble. C’est la solution adoptée unilatéralement par l’Italie depuis 2016 et prônée par la France et l’Espagne en cas d’échec des négociations à la fin de cette année. Cette option nécessiterait toutefois également de neutraliser la clause de survie par le biais d’un accord inter se, qui désactiverait l’ISDS entre les Etats européens ayant décidé de se retirer du TCE et auquel les États non membres de l’UE désireux de quitter le traité seraient aussi invités à se joindre.

Contrairement à la proposition peu ambitieuse de phasing-out de l’UE, qui prévoit la protection continue des investissements existants et de certains investissements futurs dans les énergies fossiles, un tel retrait mettrait immédiatement fin à la protection des énergies fossiles basée sur le traité et à l’ISDS entre tous les États qui se retirent du TCE. A court terme, cette option réduirait sensiblement l’effet néfaste du TCE, étant donné que la majorité des cas d’ISDS sont intra-européens.

A défaut de pouvoir réviser en profondeur cet accord d’un temps révolu, il est à présent temps d’arrêter le jeu de dupes et d’envisager de quitter le TCE
, faute de quoi les promesses de neutralité carbone resteront des paroles en l’air.

source: CNCD 11.11.11