14 novembre 2023
Les rédacteurs du protocole d’investissement de la ZLECAf serviraient-ils uniquement les intérêts des investisseurs ?
par bilaterals.org
Le protocole d’investissement de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), qui a récemment été divulgué, révèle que le règlement des différends entre investisseurs et États sera précisé après l’adoption du protocole. Les enjeux sont importants pour les rédacteurs, les gouvernements, les organisations de la société civile et les mouvements sociaux. Alors que les investisseurs exercent de fortes pressions pour que le règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS) soit inclus comme mécanisme supérieur de règlement des différends, qu’advient-il du droit des États à réglementer dans l’intérêt du public ?
La ZLECAf aspire à devenir la plus grande zone de libre-échange, réunissant 55 pays et blocs économiques sous-régionaux et régionaux, et s’alignant sur d’autres accords commerciaux bilatéraux et multilatéraux mondiaux. Parmi les partisans de l’accord figurent des experts en commerce, d’anciens gouvernements et chefs d’État, des entreprises et des organisations multilatérales telles que la Banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Tout d’abord, cet accord est censé promouvoir le commerce interafricain, contrairement aux accords de libre-échange précédents qui se concentraient principalement sur les zones Union européenne/Afrique ou États-Unis/Afrique, pour n’en citer que quelques-unes. Même si ces pays ne sont pas homogènes, la zone commerciale est censée offrir des opportunités égales à tous les pays, générant un produit intérieur brut (PIB) combiné évalué à 3,4 milliards de dollars américains pour une population continentale d’environ 1,3 milliard d’habitants. Deuxièmement, la ZLECAf, qui est le projet phare du cadre de développement de l’Afrique (Agenda 2063), est principalement portée par les dirigeants des États parties de l’Union africaine, ce qui lui confère un élan politique fort. Les États ont d’ailleurs mis en place des campagnes massives pour le promouvoir. Troisièmement, la mise en œuvre de l’accord intervient à un moment où l’ensemble du continent et le reste du monde sont confrontés à des crises fiscales et de la dette, aux ramifications de la pandémie COVID-19 et à la guerre entre la Russie et l’Ukraine, qui ont un impact sur le coût de l’énergie, les prix des denrées alimentaires et l’inflation, avec le potentiel de tempérer l’ordre politique et économique mondial.
L’accord est donc présenté par ses promoteurs comme une opportunité pour l’Afrique de se tourner vers l’intérieur, alors que d’autres pays occidentaux sont à la recherche de nouveaux partenaires commerciaux et cherchent à revigorer les relations commerciales existantes. Le discours qui sous-tend la nécessité d’un tel accord a également réussi à convaincre certaines organisations de la société civile, jusqu’alors critiques à l’égard des accords de libre échange, en raison de la campagne menée par les promoteurs de l’accord.
Le secrétariat de la ZLECAf a signalé que les échanges commerciaux encadrés entre sept des États membres - le Cameroun, l’Égypte, le Ghana, le Kenya, l’île Maurice, le Rwanda et la Tanzanie - ont débuté en juillet 2022. En outre, d’autres accords commerciaux multilatéraux et bilatéraux avec l’Afrique trouvent des points d’entrée dans la zone de libre échange.
La ZLECAf est-elle exempte de défis ?
Comme tout accord de libre-échange, la ZLECAf repose sur le même dogme du capitalisme de marché et le même modèle de développement basé sur les exportations, qui n’a pas réussi à servir l’intérêt public. De plus, un certain nombre de problèmes se posent. Le commerce dans la région est toujours soumis à des restrictions. Les coûts logistiques sont intenables pour les exportateurs comme pour les importateurs. Par exemple, une petite ou moyenne entreprise (PME) ghanéenne qui expédie des articles d’une valeur de 300 dollars en Ouganda doit payer le double ou le triple du prix de l’article pour le transport, en fonction du service de transport utilisé. Le système de paiement pose des problèmes. Il n’existe pas de monnaie unique pour la région, à l’exception de la zone du franc CFA, qui relie vingt pays, dont seize font partie de l’Union économique et monétaire ouest-africaine et six de l’Union économique et monétaire de l’Afrique centrale. Les transactions sont effectuées en dollars américains et environ 80 % des paiements sont acheminés en dehors du continent, ce qui rend les paiements internationaux très coûteux, en particulier pour les petites entreprises nationales. Par ailleurs, les projets portés par la ZLECAf s’appuient largement sur l’utilisation de zones économiques spéciales, ce qui ouvre la voie à des violations du droit du travail et à des pertes de revenus par le biais d’incitations fiscales pour les entreprises.
Alors que le débat sur l’industrialisation et les moyens d’y parvenir est essentiel pour les pays du Sud, la question de la mobilisation des ressources nationales pour investir dans les institutions de l’État ainsi que le rôle des entreprises d’État et des entreprises locales sont absents des débats. Il existe des exemples probants d’entreprises d’État dans les pays du Sud qui ont démontré leur potentiel à mener le processus d’industrialisation.
Rien de neuf : toujours une question d’attirer les investissements directs étrangers.
L’économie africaine a toujours eu pour but d’attirer les investissements directs étrangers. Qu’il s’agisse d’offrir des incitations fiscales aux multinationales, de libéraliser le marché du travail, de dégrouper le secteur de l’énergie ou d’autoriser la participation du secteur privé à des services publics stratégiques, l’objectif a toujours été de créer une voie permettant aux capitaux internationaux d’extraire davantage de bénéfices. Et la ZLECAf dépendra fortement des investissements directs étrangers sans garantie que les économies se transformeront de manière significative, que des emplois décents seront créés et que le niveau des inégalités de revenus parmi la population sera par la suite réduit.
Dans le rapport " Comment tirer le meilleur parti de la zone de libre-échange continentale africaine ", la Banque mondiale souligne la nécessité d’utiliser le commerce et l’investissement direct étranger comme point d’ancrage pour stimuler la croissance et réduire la pauvreté. Le continent est jugé peu performant en tant que destination pour les investissements directs étrangers (IDE) et pour sa participation aux chaînes de valeur mondiales. Reconnaissant le potentiel de l’IDE, il est conseillé au continent de supprimer les obstacles à l’investissement et au commerce des biens et des services afin d’attirer l’investissement direct étranger. Le rapport affirme que les pays disposant de marchés plus vastes et de moins de restrictions commerciales attirent davantage d’investissements directs étrangers, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du continent. On s’attend à ce que les entreprises multinationales dotées de gros moyens financiers profitent du commerce intra-africain et investissent dans la région. Les entreprises nationales devraient également en profiter, mais en collaborant avec de grandes sociétés basées dans le Nord. Il s’agit une fois de plus du même mantra qui sous-tend les partisans des accords de libre-échange, selon lequel l’attraction des IDE génère magiquement de meilleures conditions pour les populations.
Supprimer les barrières signifie aussi utiliser l’ISDS
Dans le ZLECAf, l’ISDS constituerait, comme toujours, un système juridique parallèle permettant aux investisseurs d’intenter des actions en justice contre les gouvernements africains si ces derniers adoptent des lois qui restreignent leur capacité (celle de l’entreprise) à réaliser des bénéfices, y compris des bénéfices futurs. Ces lois adoptées par les gouvernements peuvent renforcer le droit du travail, les services publics et la santé publique. C’est pourquoi un regard critique sur le protocole d’investissement est instructif.
L’article 46 du protocole d’investissement indique la marche à suivre pour le règlement des différends. En cas de conflit entre un investisseur et un État où l’investissement est réalisé, ces conflits peuvent être résolus à l’amiable "par des consultations, des négociations, la conciliation, la médiation ou d’autres mécanismes de résolution amiable des différends disponibles dans l’État d’accueil". Toutefois, avant le règlement du différend, il existe un article 45 qui traite de la "prévention des différends et de la gestion des griefs". Cet article fournit des conseils sur la manière de recevoir les plaintes des investisseurs et sur le processus de désamorçage et de résolution de ces plaintes par l’intermédiaire d’organismes publics compétents.
Les articles 45 et 46 posent deux problèmes principaux. Le premier est le postulat de la confiance. Les deux articles supposent que les investisseurs ont une confiance totale dans les institutions juridiques de l’État. Cela n’a jamais été le cas. Les partisans de l’ISDS sont un affront aux institutions juridiques de l’État. Ils ont eu recours à l’ISDS pour des raisons telles que la faiblesse des institutions juridiques publiques, illustrée par la lenteur du processus de traitement des conflits entre investisseurs et États. Ils ont également accusé les régimes autoritaires de prendre des décisions unilatérales dans l’intérêt de l’État, lors de conflits. Ces lobbyistes et les partisans de l’ISDS n’ont pas épargné la ZLECAf.
Dès 2020, un cabinet d’avocats spécialisé dans l’arbitrage, Herbert Smith Freehills, faisait pression pour que le système de règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS) soit inclus dans le ZLECAf. Dans un article intitulé " Le protocole de la ZLECAf doit fournir un environnement réglementaire équitable et une protection pour les investisseurs ", ils appelaient les rédacteurs du protocole d’investissement de l’accord à prévoir un droit de recours pour les investisseurs en leur offrant des protections et à s’assurer que celles-ci soient appliquées à l’échelle internationale. Pour avoir indiqué explicitement le droit des États à réglementer, l’article fustige le Code panafricain d’investissement, l’Accord commun d’investissement du Marché commun de l’Afrique orientale et australe et les Traités bilatéraux d’investissement intra-africains, les décrivant comme des instruments d’investissement qui s’écartent des modèles traditionnels de protection des investissements, et qui ont des obligations vaguement définies pour les investisseurs, tout en donnant un accès limité aux règlements des différends entre investisseurs et États. Les rédacteurs sont invités à s’appuyer sur les protections étatiques prévues par les principes de la nation la plus favorisée et du traitement national, sur le processus de réforme préconisé par le groupe de travail 3 de la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI) et la Cour multilatérale d’investissement (MIC) voulue par l’Union européenne, ainsi que sur d’autres alternatives et propositions telles que les conventions d’arbitrage en matière d’investissement. Malheureusement, les réformes du groupe de travail de la CNUDCI et de la MIC ne changent rien au problème majeur de l’ISDS, à savoir le pouvoir illimité qu’il confère aux entreprises de poursuivre des États souverains. Elles ne soutiennent pas non plus ouvertement les institutions juridiques de l’État pour résoudre ces conflits commerciaux. Au cours des dix dernières années, les organisations de la société civile et les mouvements sociaux ont fait campagne contre l’ISDS dans tous les États réformateurs, y compris dans le cas de la MIC de l’UE.
Deuxièmement, le protocole ne prévoit aucun mécanisme de règlement des différends, ce qui est préoccupant car il pourrait être ajouté ultérieurement de manière encore moins transparente. Selon le texte, il sera présenté dans une annexe après l’adoption du protocole. Selon certains échos, l’Afrique du Sud et la Tanzanie se seraient opposées aux dispositions relatives à l’ISDS dans le protocole d’investissement, raison pour laquelle elles ont été supprimées, pour être négociées et publiées après l’adoption du protocole d’investissement. Il convient de noter que dans une version antérieure du protocole d’investissement qui avait fuité, l’ISDS y était inclus.
Si la position adoptée par l’Afrique du Sud et la Tanzanie est vraie, alors une fois de plus, les deux pays ont fait preuve de cohérence dans leur désaccord avec l’ISDS. À l’expiration du traité bilatéral d’investissement (TBI) avec les Pays-Bas en 2019, la Tanzanie a choisi de mettre fin au traité d’investissement. Le pays a ainsi pris l’initiative de se débarrasser des traités d’investissement et des contrats qui, selon lui, contiennent des clauses abusives en faveur des investisseurs privés au détriment de l’État, par le biais de la loi de 2017 sur les contrats relatifs à la richesse et aux ressources (révision et n° 6 sur la renégociation des clauses abusives).
En 2010, l’Afrique du Sud avait mis fin à une dizaine de traités bilatéraux d’investissement assortis de clauses ISDS. Même si ces résiliations ont posé des problèmes au pays, elles montrent la détermination des pays à se débarrasser des traités contenant des dispositions relatives à l’ISDS, en raison de leurs dispositions déraisonnables en faveur des investisseurs. Contrairement à l’argument habituel, la résiliation de ces traités n’a pas affecté la capacité de l’Afrique du Sud à attirer des investissements directs étrangers. Comme l’indique Public Citizen, depuis ces résiliations, le stock d’IDE en Afrique du Sud a augmenté de 10 %, passant de 1 800 milliards de rands à 2 000 milliards de rands. Après la résiliation de l’accord avec l’Allemagne en août 2014, le stock d’IDE de l’Allemagne en Afrique du Sud est passé d’une moyenne annuelle de 93 milliards de rands avant la résiliation à 95 milliards de rands après la résiliation.
La question de savoir s’il convient ou non d’inclure l’ISDS dans la ZLECAf sera vivement débattue. Pour les investisseurs, il s’agit de protéger leurs investissements tout en continuant à faire des bénéfices. Il existe 150 cas documentés d’ISDS contre des pays africains. Les pénalités et les frais juridiques à l’encontre de ces pays ont atteint un montant total de 5,38 milliards de dollars américains. Il s’agit là de l’argent des contribuables qui devrait être utilisé pour construire des hôpitaux, payer les salaires des enseignants, etc. dans des pays déjà lourdement endettés.