L’Équateur dit "non" à l’arbitrage international : une décision souveraine avec une résonance internationale dans la lutte contre l’ISDS
par Luciana Ghiotto - Transnational Institute (TNI) | 22 avril 2024
Le 21 avril a été une journée historique. Le peuple équatorien a massivement voté NON à la question référendaire sur un éventuel retour de l’Équateur à l’arbitrage. Le gouvernement Noboa a perdu de manière retentissante sur la question D, puisque près de 65% des citoyens ont voté contre. L’Équateur reste donc en dehors de ce mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (plus connu sous l’acronyme anglais ISDS), sept ans après avoir mis fin à tous les traités internationaux qui incluaient l’arbitrage.
Nous sommes le lundi 22 avril au matin. Les votes sont toujours en cours de dépouillement et l’écart continue de se creuser.
L’Équateur n’est pas un pays comme les autres ; il ne s’agit pas d’un référendum comme les autres. L’Équateur a une longue histoire de résistance à l’arbitrage, à tel point que la question a été expressément interdite dans la Constitution de 2008. La question D du référendum : "Êtes-vous d’accord pour que l’État équatorien reconnaisse l’arbitrage international comme méthode de résolution des litiges en matière d’investissement, contractuel ou commercial ?", ce qui impliquerait la modification de l’article 422 de la Constitution. Depuis 2017, lorsque l’Équateur a mis fin à tous ses traités de protection des investissements contenant l’arbitrage, la droite économique a systématiquement attaqué cet article, arguant qu’il restreint la capacité du pays à recevoir des investissements étrangers.
Il s’agit d’une grande victoire pour les mouvements sociaux équatoriens qui, en un temps record d’un mois et demi, ont organisé une campagne citoyenne à l’échelle nationale. Le fait de centrer la campagne contre le référendum, dans son ensemble, sur la question de l’arbitrage s’est avéré être une grande réussite. Cette question était cachée dans une série de questions liées au programme de sécurité, en particulier l’utilisation des forces armées dans la sécurité intérieure, où le oui l’a emporté. Cependant, la victoire du non a été écrasante dans deux des questions liées aux politiques néolibérales : dans la question D sur l’arbitrage et dans la question E sur la possibilité d’autoriser des contrats de travail prévoyant un travail à l’heure.
Mais on craignait que le oui l’emporte. Cela aurait à nouveau permis aux investisseurs étrangers en Équateur de contourner la justice nationale et de poursuivre l’État devant les tribunaux d’arbitrage internationaux lorsqu’ils estiment que la politique publique a affecté leurs bénéfices de quelque manière que ce soit.
L’Équateur connaissait déjà les privilèges dont jouissaient les investisseurs étrangers dans le pays.
Récemment, le Transnational Institute a publié un rapport qui montre que l’Équateur occupe la cinquième place dans la liste des pays d’Amérique latine où le nombre de plaintes déposées par des investisseurs est le plus élevé, avec 29 plaintes d’arbitrage déposées par des investisseurs étrangers. Le fait le plus notable est que la moitié de ces plaintes sont liées à des activités dans les secteurs extractifs (hydrocarbures et mines). Dans un pays qui s’est organisé contre l’extraction de minerais et de pétrole dans des zones protégées, d’une grande valeur pour leur biodiversité, l’expérience ne manque pas pour parler des privilèges des investisseurs. C’est pourquoi la réponse des mouvements sociaux a été si rapide, et c’est sans doute pourquoi le résultat du non est si retentissant à la question D.
Une victoire pour la lutte locale et mondiale contre l’arbitrage
Aujourd’hui, nous avons la victoire du non. Et maintenant, que va-t-il se passer ? L’article 422 reste tel quel, tel qu’il a été rédigé en 2008 par l’Assemblée constituante. L’Équateur reste en dehors de l’arbitrage. Cela signifie que l’accord de libre-échange que le gouvernement Lasso avait signé avec le Costa Rica est paralysé. La Cour constitutionnelle équatorienne l’avait déjà déclaré inconstitutionnel parce qu’il incluait l’ISDS. Le traité avec le Canada, qui devait être négocié cette année, est également gelé. Les investisseurs étrangers devront saisir la justice nationale équatorienne, et non l’arbitrage, comme le font tous les citoyens équatoriens, toutes les entreprises nationales, petites ou grandes, et toutes les communautés touchées par l’extractivisme. Sans arbitrage, il y a une justice nationale, comme cela a toujours été le cas à l’ère des États-nations modernes. Il en a été ainsi jusqu’à la décennie néolibérale, jusqu’aux années quatre-vingt-dix.
Et nous le célébrons parce que la campagne a été un succès. Elle a réussi à réunir amis et adversaires politiques autour d’un même objectif. D’une part, des secteurs du mouvement indigène et paysan, avec la CONAIE en première ligne ; le mouvement des Yasunidos, victorieux lors de la consultation populaire d’août 2023, où le peuple a voté pour le maintien de Yasuní sans exploitation pétrolière ; l’UDAPT, l’Union des personnes affectées par Texaco-Chevron, qui a rapidement organisé une tournée des produits toxiques dans la province de Sucumbíos, pour montrer aux jeunes influenceurs qui n’étaient même pas nés dans les années 90, les impacts de la pollution pétrolière dans la jungle ; Acción Ecológica, qui fait partie de Ecuador Decide mejor sin TLCs, une coordination qui a des années d’expérience dans la sensibilisation à ce système juridique qui donne des privilèges aux investisseurs étrangers.
Des dizaines d’autres personnes de tout le pays se sont jointes à ces mouvements pour expliquer ce qu’est l’arbitrage sur les radios locales et communautaires, les chaînes de télévision régionales et les réseaux sociaux. Elles ont pris la parole à chaque endroit où elles étaient convoquées, montrant les chiffres de l’impact de l’arbitrage en Equateur, expliquant le fonctionnement du mécanisme, donnant lieu à un débat avec les journalistes qui n’étaient pas très convaincus. Les nouveaux médias sont entrés en scène, en particulier ceux qui sont suivis par les jeunes : Instagram, Tik Tok, Twitter, Whatsapp. Tous les supports étaient valables, chaque tweet était transféré, chaque message amplifié. La campagne a été accélérée, mais précise : le message central était de voter non à la question D, dans le cadre d’une campagne plus large pour le non aux 11 questions du référendum, sur lesquelles tout le monde n’était pas d’accord.
Aux côtés des mouvements, les équipes du parti politique Revolución Ciudadana, dirigé par d’anciens fonctionnaires du gouvernement de Rafael Correa. Ce groupe d’économistes et de juristes avait promu la Commission d’audit intégral des traités d’investissement et du système d’arbitrage (CAITISA) en 2013 et occupe aujourd’hui des places importantes au sein du parti, à l’instar d’Andrés Arauz lui-même, candidat à la présidence. Ce groupe connaissait parfaitement les impacts négatifs de l’arbitrage, puisqu’au cours de leurs années au gouvernement, ils ont fait de cette question leur cheval de bataille. Cette lutte a porté ses fruits, puisque les résultats de la CAITISA ont soutenu la décision du gouvernement de mettre fin à tous les traités qui incluaient la protection des investissements étrangers, laissant une bombe politique dans les mains de son successeur Lenin Moreno. Ce président, ainsi que ceux qui l’ont suivi, ont tenté par tous les moyens de renverser l’article 422 de la Constitution, mais ils n’y sont pas parvenus. Ce fut sans aucun doute le mérite, non seulement de l’équipe gouvernementale de Correa, mais aussi des constituants qui ont rédigé et incorporé cet article dans la Constitution de 2008, car ils ont réussi à construire un cadenas, un mur juridique qui a maintenu l’interdiction de l’arbitrage même face aux tentatives désespérées de la droite économique.
Il faut aussi mentionner le soutien international qui s’est ajouté au travail des organisations locales. Car le rejet de l’arbitrage n’est pas une question nationale ou même régionale : c’est une question mondiale. L’ISDS a suscité de nombreuses critiques de la part d’universitaires, d’experts, de gouvernements et de la société civile dans le monde entier. Une déclaration mondiale a rapidement été formulée avec le soutien de plus de 150 mouvements sociaux, dont l’European Trade Justice Coalition, qui rassemble plus de 50 organisations et réseaux à travers l’Europe et qui a une grande expérience de la résistance à l’arbitrage, y compris la récente victoire lorsque plusieurs pays européens ont annoncé leur retrait du Traité de la Charte de l’énergie (un méga-traité avec arbitrage qui profite surtout aux investisseurs dans le secteur de l’énergie fossile). La plateforme America Latina mejor sin TLCs (l’Amérique latine meilleure sans ALE) s’est également jointe à nous, coordonnant une partie importante des organisations qui luttent contre le libre-échange et l’arbitrage depuis la campagne contre la ZLEA (ALCA) il y a plus de vingt ans.
Il ne s’agit pas ici de dévaloriser le travail des organisations équatoriennes dans la victoire du non, mais il est important de souligner que tout mouvement qui lutte contre l’arbitrage, où que ce soit dans le monde, bénéficie d’une solidarité et d’un soutien international. La lutte contre l’arbitrage et les traités d’investissement fait partie d’un réseau mondial de luttes qui existe depuis vingt ans et qui s’active rapidement en cas de besoin. Parce qu’il est entendu que la lutte pour une mondialisation plus juste est planétaire, les combats se déroulent dans les forums internationaux, mais aussi à l’échelle locale, nationale. Et en Équateur, ce combat s’est soldé hier par une victoire, qui a une résonance énorme dans les luttes contre l’arbitrage dans le monde entier. C’est pourquoi il convient de répéter : merci, l’Équateur, vous continuez à nous montrer qu’il est possible de dire non au pouvoir économique et à ses acolytes juridiques.
traduit par bilaterals.org