La Belgique coulera-t-elle avec le TCE ?
Photo: Amis de la Terre Europe

Le Soir | 12 mars 2024

La Belgique coulera-t-elle avec le TCE ?

Par Renaud Vivien, coordinateur du Service politique d’Entraide et Fraternité; Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD-11.11.11; Juan Carlos Benito Sanchez, coordinateur du Centre d’Appui Social Energie, Fédération des Services Sociaux.

Le 22 février, le Royaume-Uni devenait le 11e Etat à annoncer sa sortie du Traité sur la charte de l’énergie (TCE). Avant elle, tous les pays voisins de la Belgique ont aussi fait le choix de sortir de cet accord de commerce anachronique qui permet aux multinationales d’attaquer les Etats à chaque fois qu’ils prennent des mesures pour lutter contre le dérèglement climatique ou la précarité énergétique. Alors que la Belgique s’active pendant sa présidence de l’Union européenne (UE) à concrétiser une sortie du TCE par l’UE, elle refuse encore d’en sortir comme Etat. Un choix incohérent qu’elle pourrait payer très cher.

Signé en 1994, peu de temps après la fin de la guerre froide, le TCE visait initialement à protéger les investissements des entreprises européennes dans les États de l’ex-bloc soviétique, en leur donnant la possibilité de contourner les juridictions nationales pour attaquer directement ces États devant des arbitres privés. Cette possibilité est prévue dans la clause d’arbitrage dite «ISDS» (1) insérée dans le TCE et dans d’autres traités de commerce et d’investissement liant la Belgique.

Cette clause redoutable peut être actionnée aussi bien en cas d’expropriations directes, incluant des nationalisations arbitraires, qu’aux d’expropriations dites « indirectes », c’est-à-dire toute législation qui risque d’entraîner une réduction des profits escomptés par les investisseurs privés étrangers au moment d’investir. Elle permet ainsi aux multinationales et aux fonds d’investissements d’obtenir des centaines de millions d’euros de dédommagement de la part des Etats pour les bénéfices futurs que les entreprises espéraient.

Le TCE est particulièrement dangereux en ce qu’il est l’accord commercial qui génère le plus de plaintes en arbitrage au niveau mondial. Selon le dernier recensement effectué par le Secrétariat du TCE, au moins 150 plaintes ont été déposées sur base de ce traité avec à la clé plus de 50 milliards d’euros de dédommagement payés par les contribuables aux multinationales et aux fonds d’investissements privés. Un chiffre qui ne tient pas compte des menaces. Car le TCE est à la fois un instrument punitif et dissuasif. En effet, la seule menace de l’utiliser devant des arbitres peut conduire les pouvoirs publics à s’abstenir de prendre des mesures pour lutter contre le dérèglement climatique, comme le souligne le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec).

Dans le collimateur du TCE, on trouve des mesures touchant à la fois au climat, à la précarité énergétique mais aussi à la fiscalité. À titre d’exemple, les arbitres ont condamné l’Italie en 2022, sur la base du TCE, à dédommager une multinationale anglaise Rockhopper à hauteur de 190 millions d’euros (sans compter les pénalités et les frais de justice) à la suite d’un moratoire décrété par le Parlement italien sur tous les projets pétroliers à moins de 18km des côtes italiennes. Autre exemple, en 2023, Klesch, une société de raffinage de pétrole basée à Jersey, porte plainte contre l’Allemagne et le Danemark en raison d’une taxe exceptionnelle sur les profits introduite dans ces deux pays, ainsi que l’UE en raison de l’adoption d’un règlement européen relatif à l’impôt sur les bénéfices exceptionnels. Cette législation européenne introduit une taxe s’appliquant aux profits des entreprises du secteur de l’énergie qui dépassent de plus de 20 % la moyenne des profits enregistrés sur la période 2018-2021.

La revanche des Etats

Prenant conscience du danger à rester dans le TCE, dix pays européens (Italie, Allemagne, France, Luxembourg, Pologne, Pays-Bas, Slovénie, Danemark, Espagne et Portugal) auxquels s’ajoute aujourd’hui le Royaume-Uni, l’ont déjà quitté ou ont annoncé officiellement leur sortie. L’UE, qui fait partie du TCE comme organisation régionale, devrait aussi annoncer sa sortie dans les prochains jours.

Cette sortie est, en effet, bien engagée. Le 7 mars, le Conseil de l’UE, composé des représentants des gouvernements des Etats membres, a validé la proposition soumise par la Belgique d’une sortie du TCE par l’UE. Cette proposition a dans la foulée été transmise au Parlement européen qui devrait rapidement la valider vu que les députés européens se sont déjà prononcés en 2022 pour une sortie du TCE.

Cette initiative de la Belgique, qui assure actuellement la présidence de l’UE, est à saluer même si un retrait coordonné du TCE par l’UE avec l’ensemble des Etats membres aurait été préférable. C’est d’ailleurs ce que demandaient le Parlement mais aussi la Commission européenne. Mais devant le risque que le Conseil de l’UE refuse de voter en faveur de ce retrait coordonné, la Belgique préfère limiter la sortie du TCE à la seule Union européenne, en tant qu’organisation régionale. Il revient alors aux Etats individuellement de choisir ou de rester enfermé dans le TCE.

Que risque la Belgique en restant dans le TCE ?

Alors que l’UE s’apprête à quitter le TCE à l’instar de tous les pays voisins de la Belgique, notre pays refuse de suivre, faute de consensus entre les niveaux politiques fédéral et régional. En effet, le gouvernement fédéral et la Région flamande veulent rester dans le TCE mais pour combien de temps encore ? Car le prix est élevé. Avec la sortie prochaine de l’UE, les citoyens belges courent le risque de devoir payer des millions d’euros de dédommagement à une entreprise étrangère, du fait de la seule mise en œuvre par le Belgique de directives européennes touchant au secteur de l’énergie.

Ce risque n’est pas théorique puisque l’UE est attaquée, sur base du TCE, pour avoir adopté certaines législations. Ajoutons que, sur la base d’un autre traité de commerce et d’investissement, la Belgique a été condamnée le 15 février par des arbitres privés à payer une amende de 41,3 millions d’euros, plus les frais et intérêts, à l’entreprise DP World qui a son siège à Dubaï. Cette somme, qui pourrait même monter jusqu’à 80 millions d’euros, vise à dédommager cette entreprise du fait d’une décision prise par les autorités portuaires d’Anvers-Bruges relative à un changement de concession portuaire. Cette condamnation nous montre que la Belgique n’est absolument pas à l’abri de plaintes en arbitrage.

Combien de millions d’euros supplémentaires devrons-nous encore payer pour que la Belgique se décide à sortir du TCE, le traité préféré des multinationales ?
(1) Acronyme de « Investor-State dispute settlement ». Ce qui signifie en français « Mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États ».

source: Le Soir