La Cour européenne de justice doit continuer à resister au lobby de l’ISDS

Le Vif | 19 mars 2018

La Cour européenne de justice doit continuer à resister au lobby de l’ISDS

par Étienne Lebeau

Conseiller sur les questions européennes au service d’études de la CNE

La Cour européenne de justice incarne souvent le pire du néolibéralisme européen. Cette orientation très pro-marché est inscrite dans de nombreux arrêts de la Cour. On se souvient notamment des arrêts Viking et Laval de 2007 qui interdisent à des syndicats de mener des actions de grève pour faire cesser une situation de dumping social.

Dans des arrêts récents, des signes d’évolution de la Cour vers un point de vue moins néolibéral se font jour. Un arrêt de 2017 concernant la firme Uber permet aux pouvoirs publics de lutter contre le dumping social et fiscal pratiqué par cette entreprise en la requalifiant en compagnie de transport habituelle plutôt qu’en société d’informatique. L’arrêt tombé ce 6 mars par rapport aux tribunaux d’arbitrage marque davantage encore ce changement d’orientation, étant donné l’ampleur de ses conséquences et le sujet hautement sensible sur lequel il porte. La Cour y déclare qu’un tribunal d’arbitrage ISDS lié à un traité d’investissement Slovaquie-Pays-Bas viole le droit européen. Elle recale l’ISDS, annule de ce fait quelques 200 accords d’investissement au niveau européen, et déstabilise potentiellement le CETA voire même le projet d’une cour multilatérale d’investissement (MIC) actuellement discuté au niveau international.

Dans des arrêts récents, des signes d’évolution de la Cour vers un point de vue moins néolibéral se font jour.

L’avis est d’autant plus marquant qu’il "devait" aboutir à un résultat radicalement différent. En septembre 2017, l’avocat général Melchior Wathelet rendait un avis préliminaire qui conclut à la conformité de l’ISDS avec le droit européen. Le contenu de l’arrêt est interpellant. Il y est argumenté que les tribunaux d’arbitrage respectent les standards juridictionnels fondamentaux (permanence, indépendance des juges, contrôle juridictionnel par la Cour européenne de justice ...) et sont donc des juridictions à part entière. Ce positionnement contraste fortement avec celui, par exemple, de l’association européenne des magistrats qui, dans un communiqué de 2015, estime qu’un tribunal d’arbitrage, même sous sa forme plus présentable ICS, "ne respecte pas les standards minimum des fonctions judiciaires tels que définis dans la Magna Carta des juges européens du Conseil de l’Europe" et dans d’autres conventions internationales pertinentes. L’avocat général considère aussi que "la protection accordée aux investissements [par les traités européens] est encore loin d’être complète", justifiant de ce fait l’extension des protections juridiques dont bénéficient les entreprises dans les nouveaux traités d’investissement. Même la Commission ne va pas si loin. Elle estime, comme le relate l’avis de l’avocat général, que "le droit de l’Union offre aux investisseurs [...] une protection complète en matière d’investissement".

La vision très pro-ISDS de cet avis amène certains à s’interroger sur l’influence du lobby de l’ISDS au sein de la Cour. Ce lobby est constitué d’associations comme la Chambre internationale de commerce, la Chambre américaine de commerce ou encore Business Europe, mais aussi plus informellement de la communauté des juristes spécialistes du droit de l’investissement, qui, dans leur grande majorité, sont acquis à l’ISDS. En partie par intérêt : l’ISDS procure aux cabinets qui traitent de telles affaires de juteux honoraires. Le professeur canadien G. Van Harten, auteurs de nombreux ouvrages de référence sur l’arbitrage, et très critique de l’influence disproportionnée de ce qu’il nomme l’ "industrie de l’ISDS", se demande si l’avis de l’avocat général ne porte pas l’empreinte de celle-ci.[1] Il note que l’un des proches assistants juridiques de Melchior Wathelet à la Cour, Paschalis Paschalidis, travaillait entre 2009 et 2012 pour la firme Shearman & Sterling, l’un des principaux cabinets juridiques déposant des plaintes pour des entreprises devant des ISDS, y compris celle très choquante déposée par la firme Micula contre le gouvernement Roumain[2]. La firme Shearman & Sterling est aussi connue pour ses positions publiques contre la réforme de l’ISDS décidée par l’Union européenne. Le chercheur canadien constate un parallélisme entre les travaux publiés de Paschalidis et le contenu de l’arrêt. Il n’accuse pas l’avocat général de partialité, mais estime en revanche que ce n’était pas une bonne idée de confier cette affaire à quelqu’un ayant un collaborateur aussi proche du lobby de l’ISDS.

L’arrêt de la Cour lève cependant ces inquiétudes, puisque celle-ci ne suit pas l’avis de l’avocat général. Certes, la Cour ne le fait pas par acte militant, mais par raisonnement juridique. Espérons que la Cour confirmera de manière durable ce changement d’orientation vers un meilleur équilibre entre le droit des citoyens et des entreprises. L’avis qu’elle rendra dans quelques mois à propos du tribunal ICS du CETA sera un moment important pour le mesurer.

Notes

[1]https://www.bilaterals.org/?the-isds-legal-industry-and-the&lang=en

[2] Dans cette affaire, le gouvernement roumain est attaqué parce qu’il a retiré une loi procurant un avantage fiscal aux entreprises en vue de se mettre en conformité avec le droit européen.

source: Le Vif