Basta! | 24 mars 2016
Quand des investisseurs spéculent sur les conflits commerciaux entre multinationales et Etats
par Adriana Homolova , Eva Schram , Frank Mulder
On connaissait la spéculation financière sur les denrées alimentaires, les ressources naturelles, l’immobilier, les produits financiers, et même sur les émissions de CO2. Voici venu le temps de la spéculation sur les plaintes que déposent des investisseurs contre des Etats en cas de conflit commercial ou fiscal. C’est le nouveau business que permet la multiplication des procédures intentées par des multinationales, qui se disent lésées, contre des Etats pour leur faire payer de lourdes amendes. Un business qui dispose d’une plaque tournante, les Pays-Bas, et qui pose, encore une fois, la question des conflits d’intérêt.
Épisode 4, suite de notre série sur les procédures d’arbitrages entre investisseurs et États (voir l’épisode précédent).
À mesure que les arbitres étendent leur juridiction et que le nombre de procédures ISDS (Investor-state dispute settlement, « mécanisme de règlement des différents entre Etats et investisseurs ») augmente, de nouveaux acteurs font leur entrée sur le marché : des investisseurs appelés third party funders (« financeurs tiers »). Mick Smith travaillait auparavant dans l’équipe dédiée aux marchés de capitaux de Freshfields, la grande firme anglo-allemande présente dans le monde entier. Puis, identifiant une opportunité commerciale, il décida de créer sa propre firme. Désormais, il apporte de l’argent à des entreprises qui souhaitent poursuivre un État, mais ne peuvent pas payer les frais légaux elles-mêmes. Sa firme Calunius Capital dispose aujourd’hui d’un fonds de 90 millions de livres sterling à cet effet.
Sa méthode est simple, nous explique-t-il après une conférence sur l’arbitrage à Rome. « Nous payons les frais légaux d’une entreprise qui souhaite poursuivre un État. Cela peut être un million de dollars, mais cela peut aussi être plus de dix millions de dollars. En échange, nous recevons une partie de l’amende que cet État est condamné à verser. » Cette part peut s’élever jusqu’à une fourchette allant de 10 et 40 % de l’amende totale. Si l’arbitrage est perdu, Calunius reçoit un montant fixe.
Selon Smith, il s’agit souvent d’histoires de David contre Goliath. « Imaginez une entreprise minière avec seulement un actif, une mine. Et cette mine est confisquée par un État. Les États ont souvent des ressources inépuisables à leur disposition, tandis que l’investisseur se retrouve démuni. » Que peut-il faire ? Calunius apporte son aide afin de permettre à David de lutter à armes égales contre le méchant Goliath. L’un des David que Smith aide actuellement est une entreprise minière canadienne, qui veut obtenir 400 millions de dollars du Venezuela. Les critiques caractérisent les activités de Smith d’une manière un peu différente : selon eux, il ne fait, au fond, que spéculer sur des procédures d’arbitrage contre des États.
Et si l’arbitre lui-même était lié à l’investisseur ?
On ne sait pas combien de procédures sont ainsi financées par des tierces parties. Celles-ci ne se font généralement pas connaître. Mais il est clair que même certains arbitres et avocats s’inquiètent de ce phénomène. Après tout, la justification fondamentale de l’arbitrage s’effondre s’il s’avère que les arbitres sont en conflit d’intérêts. Qu’adviendrait-il si un financeur entretenait des relations amicales avec un cabinet juridique qui fournirait un arbitre pour trancher un cas dans lequel il aurait investi ? Et si l’arbitre lui-même était lié à l’investisseur ? Vannin Capital, une firme britannique enregistrée à Jersey (île Anglo-Normande) et qui finance des procédures ISDS, a annoncé en 2015 s’être assurée les services de Bernard Hanotiau. Un peu comme si un arbitre acceptait de travailler pour un casino. Hanotiau nous a déclaré que la nouvelle avait été rendue publique trop rapidement et qu’il avait finalement refusé la proposition en raison des conflits d’intérêts potentiels.
Pour Eduardo Marcenaro, avocat italien travaillant pour un important consortium de BTP, le problème va cependant bien au-delà des conflits d’intérêts. Il doit gérer quotidiennement des procédures d’arbitrage l’opposant à d’autres firmes. « C’est la réalité : il y a des litiges. Mais à quoi sert l’arbitrage ? Pour nous, c’est une manière de trouver un compromis afin de mettre le différend derrière nous. » Or c’est exactement ce que le financement extérieur des procédures ISDS vient remettre en cause. « Je le vois régulièrement : s’il y a un financeur derrière une procédure, cela entraîne toujours davantage d’agressivité. Il ne s’agit plus de trouver un terrain d’entente, il ne s’agit plus que de gagner, à tout prix, et parfois en poussant à la limite de ce qui peut être considéré comme des moyens légaux. En vérité, c’est dégoûtant, ce à quoi ce type de financement mène en pratique. »
Le « sandwich » hollandais
Si l’on examine la liste des pays d’où ont été lancées le plus grand nombre de procédures depuis 2012, on découvre qu’un petit pays y figure en tête : les Pays-Bas. C’est là qu’ont été initiés le plus d’arbitrages en 2014, davantage même qu’aux États-Unis. Les Pays-Bas constituent un carrefour important dans le monde de l’ISDS.
Cet état de fait est le résultat d’une politique active du gouvernement néerlandais pour promouvoir le pays comme une destination attractive pour les multinationales. L’un des aspects clés de cette politique a été la construction d’un vaste réseau de traités bilatéraux d’investissement. Avec 95 traités bilatéraux d’investissement en vigueur, les Pays-Bas atteignent presque le niveau maximal de couverture possible. En outre, le modèle de traité d’investissement privilégié par les Pays-Bas figure parmi les plus larges possible, du point de vue des investisseurs. Par exemple, il n’y a pas besoin de montrer que vous exercez une quelconque activité économique substantielle dans le pays pour pouvoir prétendre au statut d’investisseur néerlandais.
Selon le gouvernement, qui se base sur les informations d’une enquête des Nations unies, 47% des procédures ISDS lancées aux Pays-Bas sont le fait de filiales de convenance n’existant que comme boîtes aux lettres. Mais une simple requête dans la base de données de la Chambre de commerce des Pays-Bas montre que ce chiffre est d’au moins 68%. Seulement 16% des plaintes sont déposées par une véritable entreprise néerlandaise. C’est ce que l’on appelle le « sandwich hollandais » : il suffit de créer une holding aux Pays-Bas entre vous et votre investissement pour devenir néerlandais.
Cela ne signifie évidemment pas que les Pays-Bas forcent les autres pays à signer des traités d’investissement. C’est un choix que ces pays font délibérément, car ils espèrent attirer ainsi les investisseurs. En ce moment même, l’Irak et l’Azerbaïdjan ont tous les deux demandé à signer un traité bilatéral d’investissement avec les Pays-Bas, où nombre de compagnies pétrolières sont présentes.
« Si tout était vraiment si injuste, les pays n’auraient jamais signé »
Dans nos discussions avec des hauts fonctionnaires néerlandais, lesquels souhaitent rester anonymes, c’est la même vision apolitique et quasi technique déjà rencontrée parmi les arbitres qui prévaut : « Nous faisons simplement notre travail. Il faut protéger les investisseurs, non ? Parfois il y a des conséquences indésirables, mais si tout était vraiment si injuste, les pays n’auraient jamais signé, n’est-ce pas ? »
Les Pays-Bas ont-ils délibérément cherché à atteindre la position qu’ils occupent dans le monde de l’ISDS ? Impossible de le prouver. Mais il est frappant de constater à quel point le gouvernement néerlandais a toujours activement défendu ses traités bilatéraux d’investissement, y compris ceux négociés avec d’autres pays de l’Union, et qui vont à l’encontre du droit européen. Détail révélateur : le haut fonctionnaire chargé de négocier les traités bilatéraux d’investissement pour le compte des Pays-Bas ces dernières années, Nikos Lavranos, a quitté ses fonctions en 2014 pour prendre la tête de l’EFILA, le lobby européen des avocats spécialisés en droit de l’investissement. Gerard Meijer est enregistré comme lobbyiste auprès des institutions européennes à Bruxelles pour cette même organisation. Jusqu’en 2014, Lavranos s’est posé en défenseur acharné du système des traités néerlandais ; désormais, sa nouvelle mission implique de rédiger des tribunes pour exiger des droits très étendus pour les investisseurs et un cadre robuste de protection des investissements dans le nouveau traité de libre-échange négocié entre l’Europe et les États-Unis (le TAFTA, aussi appelé TTIP). Il a refusé de nous parler.
À travers sa propre firme de consulting, Global Investment Protections, il aide des entreprises à s’enregistrer comme néerlandaises. Ce qu’il désigne comme une « restructuration de la propriété pour bénéficier du cadre le plus solide disponible de protection par des traités d’investissement bilatéraux ». Mais, bon, c’est un argument publicitaire mis en avant par tous les cabinets d’avocats.
Voir aussi les autres épisodes de l’enquête: épisode 1, épisode 2, épisode 3, épisode 5