Le Monde | 7 juin 2016
Les députés luxembourgeois mettent un coup d’arrêt au CETA, le « petit cousin » du Tafta
par Maxime Vaudano
La course d’obstacles n’en finit par pour l’accord CETA, le “petit cousin” du traité transatlantique Tafta, qui doit sceller un partenariat commercial entre l’Union européenne et le Canada.
Signé dans une première version en septembre 2014, l’accord avait déjà été remis sur la table des négociations pour parer aux critiques de l’opinion publique sur son chapitre le plus controversé, qui instaurait des tribunaux d’arbitrage pour trancher les litiges entre multinationales et Etats. La deuxième mouture du CETA, présenté en février 2016, devait être la bonne. Une certitude battue en brèche mardi 7 juin par un vote du Parlement luxembourgeois à la quasi-unanimité (58 votes pour, 2 abstentions) d’une motion enjoignant son gouvernement à ne pas adopter le CETA en l’état.
Sans s’opposer à l’accord commercial sur le principe, les députés luxembourgeois ne se satisfont pas des modifications apportées en février par les négociateurs au chapitre d’arbitrage, qui ont remplacé l’ancien système ISDS par un nouveau mécanisme baptisé ICS (“investment court system”), censé se rapprocher d’une cour publique et permanente.
L’ISDS en bref :
L’Investor-State Dispute Settlement (mécanisme de règlement des différends entre les investisseurs et les Etats), présent dans de nombreux accords internationaux d’investissement, instaure des tribunaux d’arbitrage afin de protéger les entreprises d’abus de droit perpétrés par les Etats où elles s’installent. Dans la pratique, plusieurs décisions ont tendu à remettre en cause les législations environnementales, sociales ou sanitaires des Etats qui allaient à l’encontre des intérêts de certaines entreprises. L’Allemagne a ainsi été attaquée pour avoir décidé de sortir du nucléaire, et l’Australie pour sa politique antitabac.
S’appuyant sur les avis très critiques de l’association allemande des juges et de l’association européenne des magistrats, les parlementaires du Grand Duché estiment que l’ICS n’offre pas les garanties suffisantes entre termes d’indépendance des juges chargés de trancher les litiges.
Pour “clarifier” ces “questions juridiques controversées”, ils réclament expressément “un code de conduite contraignant” pour les juges/arbitres du tribunal, et souhaitent que ceux-ci justifient des mêmes qualifications juridiques que la Cour internationale de justice – deux éléments qui ne figurent pas, en l’état, dans le CETA.
Quelle portée aura ce vote ?
Si la Chambre des députés du Luxembourg est loin d’être le premier parlement européen à émettre des réserves sur le CETA (voir l’encadré ci-dessous), son vote est le premier qui pourrait avoir de réelles conséquences sur le processus de ratification.
Si la motion votée mardi ne contraint pas juridiquement le Parlement, “elle le contraint politiquement, explique un connaisseur de la politique du Grand Duché. Jusqu’à présent, le gouvernement n’a jamais osé contredire une motion du Parlement” – d’autant que celle-ci a été promue et votée par les trois partis au pouvoir (libéraux, socialistes et écologistes), poussés par une opinion publique et des syndicats très sceptiques.
A moins de désavouer sa majorité, le gouvernement luxembourgeois va donc devoir réclamer une nouvelle modification de l’accord avant de pouvoir formellement l’approuver au Conseil de l’Union européenne, où l’unanimité des 28 gouvernements européens est de mise.
Même s’il est surmonté, cet accroc pourrait retarder encore un peu plus le processus de ratification de cet accord, qui devait être approuvé par le Conseil cet été, puis soumis au parlement européen à l’automne.
Les députés luxembourgeois réclament la “mixité” de l’accord
Dans leur motion, les parlementaires invitent aussi leur gouvernement à s’opposer à toute tentative de qualifier le CETA d’accord “non-mixte”. Il s’agit d’une subtilité juridique lourde de conséquence : si l’accord empiète sur les compétences des Etats européens, il est considéré comme “mixte”, et donc donc être soumis aux 28 parlements nationaux pour ratification avant d’entrer pleinement en vigueur.
Pour gagner du temps (et limiter le risque d’échec), la Commission européenne et 8 gouvernements européens (Royaume-Uni, Finlande, Espagne, Estonie, Suède, Portugal, Lituanie et Chypre) sont d’avis de qualifier le CETA de “non-mixte”. Les autres, dont la France, s’y opposent.
La motion luxembourgeoise pourrait leur donner un argument supplémentaire dans le débat, qui doit être tranché au cours de l’été.
Les autres parlements sceptiques
Belgique. Le 27 avril 2016, le Parlement de Wallonie s’est lui aussi opposé fermement au CETA, en demandant au gouvernement régional de ne pas accorder les pleins pouvoirs au gouvernement fédéral belge pour approuver l’accord (ce que le ministre-président wallon Paul Magnette a accepté volontiers). Cette décision est pour l’instant moins lourde de conséquence que celle du Luxembourg, car le gouvernement belge n’a pas besoin de l’accord a priori des régions pour signer un accord commercial. Elle aura toutefois son importance en fin de course, l’accord du Parlement de Wallonie étant nécessaire pour finaliser la ratification.
Pays-Bas. Le 28 avril 2016, les députés néerlandais a lui mis en garde contre un aspect procédural bien précis : la possibilité que le CETA soit provisoirement appliqué avant même le feu vert des parlements nationaux européens. C’est seulement si la Commission européenne propose l’application provisoire (ce qu’on ne sait pas encore) que cette résolution pourrait poser problème au gouvernement des Pays-Bas.
France. L’Assemblée et le Sénat ont chacun adopté en 2015 une résolution s’opposant au chapitre d’arbitrage ISDS dans la première mouture du CETA. Les parlementaires français n’ont toutefois pas eu l’occasion de se prononcer sur la nouvelle mouture de l’accord, et n’ont pas mis de véto à son approbation par le gouvernement français, qui se satisfait de la renégociation.